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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/227

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ses fruits ; il t’offrait sa femme et sa fille ; il te cédait sa cabane : et tu l’as tué pour une poignée de ces grains, qu’il avait pris sans te le demander[1]. Et ce peuple ? Au bruit de ton arme meurtrière, la terreur s’est emparée de lui ; et il s’est enfui dans la montagne. Mais crois qu’il n’aurait pas tardé d’en descendre ; crois qu’en un instant, sans moi, nous périssiez tous. Eh ! pourquoi les ai-je apaisés ? pourquoi les ai-je contenus ? pourquoi les contiens-je encore dans ce moment ? Je l’ignore ; car tu ne mérites aucun sentiment de pitié ; car tu as une âme féroce qui ne l’éprouva jamais. Tu t’es promené, toi et les liens, dans notre île ; tu as été respecté ; tu as joui de tout ; tu n’as trouvé sur ton chemin ni barrière, ni refus : on t’invitait ; tu t’asseyais ; on étalait devant toi l’abondance du pays. As-tu voulu des jeunes filles ? excepté celles qui n’ont pas encore le privilège de montrer leur visage et leur gorge, les mères t’ont présenté les autres toutes nues ; te voilà possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier ; on a jonché, pour elle et pour toi, la terre de feuilles et de fleurs ; les musiciens ont accordé leurs instruments ; rien n’a troublé la douceur, ni gêné la liberté de tes caresses ni des siennes. On a chanté l’hymne, l’hymne qui t’exhortait à être homme, qui exhortait notre enfant à être femme, et femme complaisante et voluptueuse. On a dansé autour de votre couche ; et c’est au sortir des bras de cette femme, après avoir éprouvé sur son sein la plus douce ivresse, que tu as tué son frère, son ami, son père, peut-être. Tu as fait pis encore ; regarde de ce côté ; vois cette enceinte hérissée de flèches[2] ; ces armes qui n’avaient menacé que nos ennemis, vois-les tournées contre nos propres enfants : vois les malheureuses compagnes de nos plaisirs ; vois leur tristesse ; vois la douleur de leurs pères ; vois le désespoir de leurs mères : c’est là qu’elles sont condamnées à périr par nos mains, ou par le mal que tu leur as donné. Éloi-

  1. Bougainville prétend ne pas savoir pourquoi ni comment cet homme fut tué. La fuite dans la montagne de plusieurs de ses camarades à cette occasion est rapportée par le voyageur.
  2. Cet isolement des femmes infectées ne fut pas maintenu bien sévèrement, et en peu d’années, grâce à la syphilis, aux liqueurs spiritueuses et aussi à cette influence pernicieuse dont la cause est encore inconnue, mais qui suit toujours l’arrivée des Européens, dans les îles océaniennes surtout, la population de Taïti, qui était d’environ 100,000 âmes aux visites de Bougainville et de Cook, se trouva réduite à la moitié, puis au tiers, puis à presque rien : 7 ou 8,000 habitants.