Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/345

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— Quelque différence qu’il y ait entre les sens d’un individu et les sens d’un autre individu, cela n’y fait rien.

— Je le veux ; mais lorsqu’il s’agit de prononcer sur l’aptitude d’un homme à une chose et l’aptitude d’un autre à la même chose, n’y a-t-il rien de plus à considérer que les pieds et les mains ; le nez, les yeux, les oreilles et le toucher ?

— Et quoi donc encore, puisque ce sont là les seuls organes de la sensation ?

— Mais la sensation de l’œil s’arrête-t-elle dans l’œil ? Est-ce lui qui assure et qui nie ? La sensation de l’oreille s’arrête-t-elle dans l’oreille ? Est-ce elle qui assure et qui nie ? Si par supposition, un homme en était réduit à un œil vivant ou à une oreille vivante, jugerait-il, penserait-il, raisonnerait-il comme un homme complet ?

— Mais cet autre organe que vous regardez comme le tribunal de l’affirmation et de la négation, on n’y entend rien.

— Il se peut qu’on ne l’ait pas encore assez étudié, il se peut même qu’en l’étudiant beaucoup on n’y entende pas davantage ; mais que s’ensuit-il de là ? qu’il puisse être sain ou malsain, conformé de cette manière ou d’une autre sans aucune conséquence pour les opérations intellectuelles, c’est une assertion contre laquelle mille expériences réclament et que vous ne persuaderez à personne.

— Mais attendez, je reviens sur mes pas. Cet homme que vous avez réduit à un œil vivant a-t-il de la mémoire ?

— Je consens qu’il en ait.

— S’il en a, il comparera des sensations, il raisonnera.

— Oui, comme le chien raisonne, et moins encore. J’en dirai autant de chacun des autres sens ; et l’homme d’Helvétius se réduira à la réunion de cinq animaux très-imparfaits.

— Non pas, s’il vous plaît. Ces animaux se perfectionneront par l’intérêt commun de leur conservation, par leur société.

— Et où est le lien de cette société ? Comment l’œil se fait-il entendre à l’oreille, l’oreille au nez, le nez au palais, le palais au toucher ? Où est leur truchement ?

— Dans tout l’animal.

— Dans ses pieds ? mais on coupe les pieds à l’homme sans l’abrutir. Il n’y a pas un de ses membres dont je ne puisse le priver, sans conséquence pour son jugement et pour sa raison,