Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/535

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CRUDELI.

Il était déjà loin du continent lorsqu’il s’éveilla. Qui fut bien surpris de se trouver en pleine mer ? ce fut notre Mexicain. Qui le fut bien davantage ? ce fut encore lui, lorsqu’ayant perdu de vue le rivage sur lequel il se promenait il n’y a qu’un instant, la mer lui parut confiner avec le ciel de tous côtés. Alors il soupçonna qu’il pourrait bien s’être trompé ; et que, si le vent restait au même point, peut-être serait-il porté sur la rive, et parmi ces habitants dont sa grand’ mère l’avait si souvent entretenu.

LA MARÉCHALE.

Et de son souci, vous ne m’en dites mot.

CRUDELI.

Il n’en eut point. Il se dit : Qu’est-ce que cela me fait, pourvu que j’aborde ? J’ai raisonné comme un étourdi, soit ; mais j’ai été sincère avec moi-même ; et c’est tout ce qu’on peut exiger de moi. Si ce n’est pas une vertu que d’avoir de l’esprit, ce n’est pas un crime que d’en manquer. Cependant le vent continuait, l’homme et la planche voguaient, et la rive inconnue commençait à paraître : il y touche, et l’y voilà.

LA MARÉCHALE.

Nous nous y reverrons un jour, monsieur Crudeli.

CRUDELI.

Je le souhaite, madame la maréchale ; en quelque endroit que ce soit, je serai toujours très-flatté de vous faire ma cour. À peine eut-il quitté sa planche, et mis le pied sur le sable, qu’il aperçut un vieillard vénérable, debout à ses côtés. Il lui demanda où il était, et à qui il avait l’honneur de parler : « Je suis le souverain de la contrée, » lui répondit le vieillard. [À l’instant le jeune homme se prosterne. « Relevez-vous, lui dit le vieillard[1].] Vous avez nié mon existence ? — Il est vrai. — Et celle de mon empire ? — Il est vrai. — Je vous pardonne, parce que je suis celui qui voit le fond des cœurs, et que j’ai lu au fond du vôtre que vous étiez de bonne foi ; mais le reste de vos pensées et de

  1. Rétabli d’après la Correspondance secrète.