qu’elles bravent pour les en garantir, on observe tous les jours la répugnance qu’ont les chevaux à fouler aux pieds un corps vivant. Un animal ne passe point sans inquiétude auprès d’un animal mort de son espèce : il y en a même qui leur donnent une sorte de sépulture ; et les tristes mugissements du bétail entrant dans une boucherie annoncent l’impression qu’il reçoit de l’horrible spectacle qui le frappe. On voit avec plaisir l’auteur de la Fable des Abeilles[1], forcé de reconnaître l’homme pour un être compatissant et sensible ; sortir, dans l’exemple qu’il en donne, de son style froid et subtil, pour nous offrir la pathétique image d’un homme enfermé qui aperçoit au dehors une bête féroce arrachant un enfant du sein de sa mère, brisant sous sa dent meurtrière ses faibles membres, et déchirant de ses ongles les entrailles palpitantes de cet enfant. Quelle affreuse agitation n’éprouve point ce témoin d’un événement auquel il ne prend aucun intérêt personnel ! quelles angoisses ne souffre-t-il pas à cette vue, de ne pouvoir porter aucun secours à la mère évanouie, ni à l’enfant expirant !
Tel est le pur mouvement de la nature, antérieur à toute réflexion ; telle est la force de la pitié naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu’on voit tous les jours dans nos spectacles s’attendrir et pleurer, aux malheurs d’un infortuné, tel qui, s’il était à la place du tyran, aggraverait encore les tourments de son ennemi ; semblable au sanguinaire Sylla, si sensible aux maux qu’il n’avait pas causés, ou à cet Alexandre de Phère qui n’osait assister à la représentation d’aucune tragédie, de peur qu’on ne le vît gémir avec Andromaque et Priam, tandis qu’il écoutait sans émotion les cris de tant de citoyens qu’on égorgeait tous les jours par ses ordres.
« Mollissima corda
Humano generi dare se natura fatetur,
Quæ lacrymas dedit. »
Mandeville a bien senti qu’avec toute leur morale les hommes n’eussent jamais été que des monstres, si la nature ne
- ↑ Mandeville. Son livre, tendant à prouver que la société n’est basée que sur les vices des hommes et non sur leurs vertus, fut violemment attaqué et l’auteur poursuivi. La Fable des Abeilles a été traduite en français par J. Bertrand, en 1740.