Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/160

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possible ; Mirzoza m’est fidèle. Éloignez-vous, soupçons injurieux, je ne veux point, je ne dois point vous écouter. » Il dit et porta ses doigts sur l’anneau ; mais en les écartant aussi promptement que s’il eût été de feu, il s’écria en lui-même : « Que fais-je, malheureux ! je brave les conseils de Cucufa. Pour satisfaire une sotte curiosité, je vais m’exposer à perdre ma maîtresse et la vie… Si son bijou s’avisait d’extravaguer, je ne la verrais plus, et j’en mourrais de douleur. Et qui sait ce qu’un bijou peut avoir dans l’âme ? » L’agitation de Mangogul ne lui permettait guère de s’observer : il prononça ces dernières paroles un peu haut, et la favorite s’éveilla…

« Ah ! prince, lui dit-elle, moins surprise que charmée de sa présence, vous voilà ! pourquoi ne vous a-t-on point annoncé ? Est-ce à vous d’attendre mon réveil ? »

Mangogul répondit à la favorite en lui communiquant le succès de l’entrevue de Cucufa, lui montra l’anneau qu’il en avait reçu, et ne lui cacha rien de ses propriétés.

« Ah ! quel secret diabolique vous a-t-il donné là ? s’écria Mirzoza. Mais, prince, comptez-vous en faire quelque usage ?

— Comment, ventrebleu ! dit le sultan, si, j’en veux faire usage ? Je commence par vous, si vous me raisonnez. »

La favorite, à ces terribles mots, pâlit, trembla, se remit, et conjura le sultan par Brahma et par toutes les Pagodes des Indes et du Congo, de ne point éprouver sur elle un secret qui marquait peu de confiance en sa fidélité.

« Si j’ai toujours été sage, continua-t-elle, mon bijou ne dira mot, et vous m’aurez fait une injure que je ne vous pardonnerai jamais : s’il vient à parler, je perdrai votre estime et votre cœur, et vous en serez au désespoir. Jusqu’à présent vous vous êtes, ce me semble, assez bien trouvé de notre liaison ; pourquoi s’exposer à la rompre ? Prince, croyez-moi, profitez des avis du génie ; il a de l’expérience, et les avis de génies sont toujours bons à suivre.

— C’est ce que je me disais à moi-même, lui répondit Mangogul, quand vous vous êtes éveillée : cependant si vous eussiez dormi deux minutes de plus, je ne sais ce qui en serait arrivé.

— Ce qui en serait arrivé, dit Mirzoza, c’est que mon bijou ne vous aurait rien appris, et que vous m’auriez perdue pour toujours.