Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/20

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agi. Mais avec le temps, qui sait ce qui peut arriver ? Qu’attendre de celui qui a oublié sa femme et sa fille, qui s’est endetté, qui a cessé d’être époux et père, et qui, au lieu de déposer au fond d’un coffre fidèle, une somme utile…

Ah, saint prophète ! levez vos mains au ciel, priez pour un ami en péril, dites à Dieu : Si tu vois dans tes décrets éternels que la richesse corrompe le cœur de Denis, n’épargne pas les chefs-d’œuvre qu’il idolâtre ; détruis-les, et ramène-le à sa première pauvreté ; et moi, je dirai au ciel de mon côté : Dieu ! je me résigne à la prière du saint prophète et à ta volonté ! Je t’abandonne tout ; reprends tout ; oui, tout, excepté le Vernet. Ah ! laisse-moi le Vernet ! Ce n’est pas l’artiste, c’est toi qui l’as fait. Respecte l’ouvrage de l’amitié et le tien. Vois ce phare, vois cette tour adjacente qui s’élève à droite ; vois ce vieil arbre que les vents ont déchiré. Que cette masse est belle ! Au-dessous de cette masse obscure, vois ces rochers couverts de verdure. C’est ainsi que ta main puissante les a formés[1] ; c’est ainsi que ta main bienfaisante les a tapissés. Vois cette terrasse inégale, qui descend du pied des rochers vers la mer. C’est l’image des dégradations que tu as permis au temps d’exercer sur les choses du monde les plus solides. Ton soleil l’aurait-il autrement éclairée ? Dieu ! si tu anéantis cet ouvrage de l’art, on dira que tu es un Dieu jaloux. Prends en pitié les malheureux épars sur cette rive. Ne te suffit-il pas de leur avoir montré le fond des abîmes ? Ne les as-tu sauvés que pour les perdre ? Écoute la prière de celui-ci qui te remercie. Aide les efforts de celui-là qui rassemble les tristes restes de sa fortune. Ferme l’oreille aux imprécations de ce furieux : hélas ! il se promettait des retours si avantageux ; il avait médité le repos et la retraite ; il en était à son dernier voyage. Cent fois dans la route, il avait calculé par ses doigts le fond de sa fortune ; il en avait arrangé l’emploi : et voilà toutes ses espérances trompées ; à peine lui reste-t-il de quoi couvrir ses membres nus. Sois touché de la tendresse de ces deux époux. Vois la terreur que tu as inspirée à cette femme. Elle te rend grâce du mal que tu ne lui as pas fait. Cependant, son enfant trop jeune pour savoir à

  1. Nous hésitons à remplacer ce mot par la variante : fondés, qui nous paraîtrait cependant plus expressive.