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RÉSULTAT
D’UNE CONVERSATION
SUR
LES ÉGARDS QUE L’ON DOIT AUX RANGS
ET AUX DIGNITÉS DE LA SOCIÉTÉ
[1].




Dans l’état de nature tous les hommes sont nus, et je ne commence à les distinguer qu’au moment où je remarque dans quelques-uns, ou des vertus qui leur concilient mon estime, ou des vices qui leur attirent mon mépris, ou des défauts qui m’inspirent pour eux de l’aversion. Dans la société c’est autre chose ; je me trouve placé entre des citoyens distribués en différentes classes qui s’élèvent les uns au-dessus des autres, et décorés de différents titres qui m’indiquent l’importance de leurs fonctions. Un homme n’est plus simplement un homme, c’est encore le ministre d’un roi, un général d’armée, un magistrat, un pontife ; et quoique la personne puisse être, sous la plus auguste de ces dénominations, la créature la plus vile de son espèce, il est une sorte de respect que je dois à sa place ; ce respect est même consacré par les lois qui sévissent contre l’injure, non selon l’homme injurié, mais encore selon son état. La connaissance des égards attachés aux différentes conditions forme une partie essentielle de la bienséance et de l’usage du monde. L’ignorance ou l’oubli de ces égards ramène sous la peau d’ours et dans le fond de la forêt. C’est réclamer la prérogative du sauvage au centre d’une société civilisée. J’ai été une fois menacé de la visite du roi de Suède actuellement régnant. S’il m’eût fait cet honneur, je ne l’aurais certainement pas attendu dans ma robe de chambre : au moment où son carrosse se serait arrêté à ma porte, je serais descendu

  1. Ce morceau se trouve dans la Correspondance de Grimm, sous la date d’octobre 1776.