Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/257

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l’avait essoufflée. Sélim, un des favoris du sultan, profita du moment qu’elle reprenait haleine, et lui dit : « Madame, je vais user de la liberté que vous avez accordée de vous proposer ses difficultés. Votre système est ingénieux, et vous l’avez présenté avec autant de grâce que de netteté ; mais je n’en suis pas séduit au point de le croire démontré. Il me semble qu’on pourrait vous dire que dans l’enfance même, c’est la tête qui commande aux pieds, et que c’est de là que partent les esprits, qui, se répandant par le moyen des nerfs dans tous les autres membres, les arrêtent ou les meuvent au gré de l’âme assise sur la glande pinéale, ainsi qu’on voit émaner de la Sublime Porte les ordres de Sa Hautesse qui font agir tous ses sujets.

— Sans doute, répliqua Mirzoza ; mais on me dirait une chose assez obscure, à laquelle je ne répondrais que par un fait d’expérience. On n’a dans l’enfance aucune certitude que la tête pense, et vous-même, seigneur, qui l’avez si bonne, et qui, dans vos plus tendres années, passiez pour un prodige de raison, vous souvient-il d’avoir pensé pour lors ? Mais vous pourriez bien assurer que, quand vous gambadiez comme un petit démon, jusqu’à désespérer vos gouvernantes, c’était alors les pieds qui gouvernaient la tête.

— Cela ne conclut rien, dit le sultan. Sélim était vif, et mille enfants le sont de même. Ils ne réfléchissent point ; mais ils pensent ; le temps s’écoule, la mémoire des choses s’efface, et ils ne se souviennent plus d’avoir pensé.

— Mais par où pensaient-ils ? répliqua Mirzoza ; car c’est là le point de la question.

— Par la tête, répondit Sélim.

— Et toujours cette tête où l’on ne voit goutte, répliqua la sultane. Laissez là votre lanterne sourde, dans laquelle vous supposez une lumière qui n’apparaît qu’à celui qui la porte ; écoutez mon expérience, et convenez de la vérité de mon hypothèse. Il est si constant que l’âme commence par les pieds son progrès dans le corps, qu’il y a des hommes et des femmes en qui elle n’a jamais remonté plus haut. Seigneur, vous avez admiré mille fois la légèreté de Nini et le vol de Saligo ; répondez-moi donc sincèrement : croyez-vous que ces créatures aient l’âme ailleurs que dans les jambes ? Et n’avez-vous pas remarqué que dans Volucer et Zélindor, la tête est soumise aux pieds ?