Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/297

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toutes les apparences, des suites fâcheuses[1]. Si vous voulez, je vous rendrai témoin de tout ce qui se passera. » Il accepte ma proposition, et je le mène dans une loge grillée, d’où il voit le théâtre qu’il prend pour le palais du sultan. Croyez-vous que, malgré tout le sérieux que j’affecterais, l’illusion de cet homme durât un instant ? Ne conviendrez-vous pas, au contraire, qu’à la démarche empesée des acteurs, à la bizarrerie de leurs vêtements, à l’extravagance de leurs gestes, à l’emphase d’un langage singulier, rimé, cadencé, et à mille autres dissonances qui le frapperont, il doit m’éclater au nez dès la première scène et me déclarer ou que je me joue de lui, ou que le prince et toute sa cour extravaguent ?

— Je vous avoue, dit Sélim, que cette supposition me frappe : mais ne pourrait-on pas vous observer qu’on se rend au spectacle avec la persuasion que c’est l’imitation d’un événement et non l’événement même qu’on y verra ?

— Et cette persuasion, reprit Mirzoza, doit-elle empêcher qu’on n’y représente l’événement de la manière la plus naturelle ?

— C’est-à-dire, madame, interrompit Mangogul, que vous voilà à la tête des frondeurs.

— Et que, si l’on vous en croit, continua Sélim, l’empire est menacé de la décadence du bon goût ; que la barbarie va renaître et que nous sommes sur le point du retomber dans l’ignorance des siècles de Mamurrha et d’Orondado.

— Seigneur, ne craignez rien de semblable. Je hais les esprits chagrins, et n’en augmenterai pas le nombre. D’ailleurs, la gloire de Sa Hautesse m’est trop chère pour que je pense jamais à donner atteinte à la splendeur de son règne. Mais si l’on nous en croyait, n’est-il pas vrai, monsieur Ricaric, que les lettres brilleraient peut-être avec plus d’éclat ?

— Comment ! dit Mangogul, auriez-vous à ce sujet quelque mémoire à présenter à mon sénéchal ?

— Non, seigneur, répondit Ricaric ; mais après avoir remercié Votre Hautesse de la part de tous les gens de lettres du nouvel inspecteur qu’elle leur a donné, je remontrerais à votre sénéchal, en toute humilité, que le choix des savants préposés à la révision des manuscrits est une affaire très délicate ; qu’on confie

  1. Phèdre ?