Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/499

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sayer, dans de petites bourgades. Là, je pouvais, sans crainte de faire rire, parler avec respect du voyage de la jument Borack[1] au ciel de la lune ; je pouvais, sans offenser personne, faire descendre de quel ciel il me plaisait chacun des versets du Coran ; je pouvais, sans crainte que personne le trouvât mauvais, allonger et élargir à mon gré le pont qui mène en enfer ; je pouvais entasser des miracles et des figures, de l’enthousiasme et du merveilleux, délirer, crier, et me tenir bien sûr de la crédulité et de l’admiration publiques ; mais à Balbeck ce n’était pas la même chose. J’avais affaire à des gens qui voulaient de l’ordre, de la raison, de l’élégance, et encore tout cela devait peu les toucher ; le fond des choses devait faire tort à la manière dont elles seraient rendues. Dans les bourgades, je pleurais, et on pleurait ; je criais, et mes cris répandaient l’épouvante ; là, mon enthousiasme entraînait, et à Balbeck il devait être ridicule. Cette pensée me faisait frémir ; cependant je me rassurais un peu en me disant que ces sages, dont je craignais si fort la censure, n’étaient peut-être que cinq ou six hommes d’esprit, et que la foule du peuple, qui n’était que peuple, était innombrable. Je voyais les têtes des sots, elles étaient en grand nombre ; et à peine pouvais-je distinguer quelques têtes d’hommes d’esprit : celles-ci me paraissaient comme les fleurs des pavots paraissent parmi les épis d’un champ de froment prêt à être moissonné. Enfin je commençai mon discours, mais non sans inquiétude.

« J’avais choisi pour sujet les vengeances de Dieu. Je les peignais redoutables, et je les peignais inévitables. Je me souvenais d’avoir entendu dire à mes maîtres : « Mon fils, faites craindre Dieu ; le prêtre n’est pas honoré, lorsque Dieu n’est pas terrible. » Je fis des tableaux effrayants des supplices de l’enfer, et, en faisant faire quelques petites fautes aux justes, j’y précipitais des justes le plus que je pouvais ; je n’en sauvais pas un de ceux qui avaient compté sur leurs œuvres plus que sur nos prières. Je voyais les sages jeter des regards de pitié, tantôt sur

  1. Nom de la jument de Mahomet. C’était, dit d’Herbelot (Bibliothèque orientale) un animal d’une taille moyenne entre celle d’un âne et celle d’un mulet. Le voyage de Mahomet, de Jérusalem, au ciel s’appelle al Mesra ; la nuit pendant laquelle se fit cette excursion est nommée Leilat al meerage (la nuit de l’ascension). Al Borak signifie resplendissant.