Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/106

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quoi je rentrai à peu près dans l’ordre commun de la communauté : je repris ma place au chœur et au réfectoire, et je vaquai à mon tour aux différentes fonctions de la maison. Mais quelle fut ma surprise, lorsque je tournai les yeux sur cette jeune amie qui s’intéressait à mon sort ! elle me parut presque aussi changée que moi ; elle était d’une maigreur à effrayer ; elle avait sur son visage la pâleur de la mort, les lèvres blanches et les yeux presque éteints.

« Sœur Ursule, lui dis-je tout bas, qu’avez-vous ? — Ce que j’ai ! me répondit-elle ; je vous aime, et vous me le demandez ! il était temps que votre supplice finît, j’en serais morte. »

Si, les deux derniers jours de mon amende honorable, je n’avais pas eu les pieds blessés, c’était elle qui avait eu l’attention de balayer furtivement les corridors, et de rejeter à droite et à gauche les morceaux de verre. Les jours où j’étais condamnée à jeûner au pain et à l’eau, elle se privait d’une partie de sa portion qu’elle enveloppait d’un linge blanc, et qu’elle jetait dans ma cellule. On avait tiré au sort la religieuse qui me conduirait par la corde, et le sort était tombé sur elle ; elle eut la fermeté d’aller trouver la supérieure, et de lui protester qu’elle se résoudrait plutôt à mourir qu’à cette infâme et cruelle fonction. Heureusement cette jeune fille était d’une famille considérée ; elle jouissait d’une pension forte qu’elle employait au gré de la supérieure ; et elle trouva, pour quelques livres de sucre et de café, une religieuse qui prit sa place. Je n’oserais penser que la main de Dieu se soit appesantie sur cette indigne ; elle est devenue folle, et elle est enfermée ; mais la supérieure vit, gouverne, tourmente et se porte bien.

Il était impossible que ma santé résistât à de si longues et de si dures épreuves ; je tombai malade. Ce fut dans cette circonstance que la sœur Ursule montra bien toute l’amitié qu’elle avait pour moi ; je lui dois la vie. Ce n’était pas un bien qu’elle me conservait, elle me le disait quelquefois elle-même : cependant il n’y avait sorte de services qu’elle ne me rendît les jours qu’elle était d’infirmerie ; les autres jours je n’étais pas négligée, grâce à l’intérêt qu’elle prenait à moi, et aux petites récompenses qu’elle distribuait à celles qui me veillaient, selon que j’en avais été plus ou moins satisfaite. Elle avait demandé à me garder la nuit, et la supérieure le lui avait refusé, sous pré-