Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/129

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En retournant dans nos cellules, je lui dis : « Chère sœur, prenez garde, vous indisposerez notre mère ; je ne vous abandonnerai pas ; mais vous userez mon crédit auprès d’elle ; et je serai désespérée de ne pouvoir plus rien ni pour vous ni pour aucune autre. Mais quelles sont vos idées ? »

Point de réponse.

« Que craignez-vous de moi ? »

Point de réponse.

« Est-ce que notre mère ne peut pas nous aimer également toutes deux ?

— Non, non, me répondit-elle avec violence, cela ne se peut ; bientôt je lui répugnerai, et j’en mourrai de douleur. Ah ! pourquoi êtes-vous venue ici ? vous n’y serez pas heureuse longtemps, j’en suis sûre ; et je serai malheureuse pour toujours.

— Mais, lui dis-je, c’est un grand malheur, je le sais, que d’avoir perdu la bienveillance de sa supérieure ; mais j’en connais un plus grand, c’est de l’avoir mérité : vous n’avez rien à vous reprocher.

— Ah ! plût à Dieu !

— Si vous vous accusez en vous-même de quelque faute, il faut la réparer ; et le moyen le plus sûr, c’est d’en supporter patiemment la peine.

— Je ne saurais ; je ne saurais ; et puis, est-ce à elle à m’en punir !

— À elle, sœur Thérèse, à elle ! Est-ce qu’on parle ainsi d’une supérieure ? Cela n’est pas bien ; vous vous oubliez. Je suis sûre que cette faute est plus grave qu’aucune de celles que vous vous reprochez.

— Ah ! plût à Dieu ! me dit-elle encore, plût à Dieu !… » et nous nous séparâmes ; elle pour aller se désoler dans sa cellule, moi pour aller rêver dans la mienne à la bizarrerie des têtes de femmes.

Voilà l’effet de la retraite. L’homme est né pour la société ; séparez-le, isolez-le, ses idées se désuniront, son caractère se tournera, mille affections ridicules s’élèveront dans son cœur ; des pensées extravagantes germeront dans son esprit, comme les ronces dans une terre sauvage. Placez un homme dans une forêt, il y deviendra féroce ; dans un cloître, où l’idée de nécessité se joint à celle de servitude, c’est pis encore. On sort