Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/139

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— À dissiper votre ennui.

— À l’augmenter, peut-être. Et puis, que signifie ce langage des sens, sans objet ?

— Quand on parle, c’est toujours à quelqu’un ; cela vaut mieux sans doute que de s’entretenir seule, quoique ce ne soit pas tout à fait sans plaisir.

— Je n’entends rien à cela.

— Si tu voulais, chère enfant, je te deviendrais plus claire.

— Non, chère mère, non. Je ne sais rien ; et j’aime mieux ne rien savoir, que d’acquérir des connaissances qui me rendraient peut-être plus à plaindre que je ne le suis. Je n’ai point de désirs, et je n’en veux point chercher que je ne pourrais satisfaire.

— Et pourquoi ne le pourrais-tu pas ?

— Et comment le pourrais-je ?

— Comme moi.

— Comme vous ! Mais il n’y a personne dans cette maison.

— J’y suis, chère amie ; vous y êtes.

— Eh bien ! que vous suis-je ? que m’êtes-vous ?

— Qu’elle est innocente !

— Oh ! il est vrai, chère mère, que je le suis beaucoup, et que j’aimerais mieux mourir que de cesser de l’être. »

Je ne sais ce que ces derniers mots pouvaient avoir de fâcheux pour elle, mais ils la firent tout à coup changer de visage ; elle devint sérieuse, embarrassée ; sa main, qu’elle avait posée sur un de mes genoux, cessa d’abord de le presser, et puis se retira ; elle tenait ses yeux baissés.

Je lui dis : « Ma chère mère, qu’est-ce qui m’est arrivé ? Est-ce qu’il me serait échappé quelque chose qui vous aurait offensée ? Pardonnez-moi. J’use de la liberté que vous m’avez accordée ; je n’étudie rien de ce que j’ai à vous dire ; et puis, quand je m’étudierais, je ne dirais pas autrement, peut-être plus mal. Les choses dont nous nous entretenons me sont si étrangères ! Pardonnez-moi… »

En disant ces derniers mots, je jetai mes deux bras autour de son cou, et je posai ma tête sur son épaule. Elle jeta les deux siens autour de moi, et me serra fort tendrement. Nous demeurâmes ainsi quelques instants ; ensuite, reprenant sa tendresse et sa sérénité, elle me dit : « Suzanne, dormez-vous bien ?