Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/171

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en rond. Ce l’était en effet : elle entra ; son voile lui tombait jusqu’à la ceinture ; ses bras étaient croisés sur sa poitrine et sa tête penchée. Je fus la première qu’elle aperçut ; à l’instant elle dégagea de dessous son voile une de ses mains dont elle se couvrit les yeux, et se détournant un peu de côté, de l’autre main elle nous fit signe à toutes de sortir ; nous sortîmes en silence, et elle demeura seule avec dom Morel.


Je prévois, monsieur le marquis, que vous allez prendre mauvaise opinion de moi ; mais puisque je n’ai point eu honte de ce que j’ai fait, pourquoi rougirais-je de l’avouer ? Et puis comment supprimer dans ce récit un événement qui n’a pas laissé que d’avoir des suites ? Disons donc que j’ai un tour d’esprit bien singulier ; lorsque les choses peuvent exciter votre estime ou accroître votre commisération, j’écris bien ou mal, mais avec une vitesse et une facilité incroyables ; mon âme est gaie, l’expression me vient sans peine, mes larmes coulent avec douceur, il me semble que vous êtes présent, que je vous vois et que vous m’écoutez. Si je suis forcée au contraire de me montrer à vos yeux sous un aspect défavorable, je pense avec difficulté, l’expression se refuse, la plume va mal, le caractère même de mon écriture s’en ressent, et je ne continue que parce que je me flatte secrètement que vous ne lirez pas ces endroits. En voici un :

Lorsque toutes nos sœurs furent retirées… — « Eh bien ! que fîtes-vous ? » — Vous ne devinez pas ? Non, vous êtes trop honnête pour cela. Je descendis sur la pointe du pied, et je vins me placer doucement à la porte du parloir, et écouter ce qui se disait là. Cela est fort mal, direz-vous… Oh ! pour cela oui, cela est fort mal : je me le dis à moi-même ; et mon trouble, les précautions que je pris pour n’être pas aperçue, les fois que je m’arrêtai, la voix de ma conscience qui me pressait à chaque pas de m’en retourner, ne me permettaient pas d’en douter ; cependant la curiosité fut la plus forte, et j’allai. Mais s’il est mal d’avoir été surprendre les discours de deux personnes qui se croyaient seules, n’est-il pas plus mal encore de vous les rendre ? Voilà encore un de ces endroits que j’écris, parce que je me flatte que vous ne me lirez pas ; cependant cela n’est pas vrai, mais il faut que je me le persuade.