Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/231

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de Mme Harlove, quoiqu’il arrive que ces personnages soient dans la même position, dans les mêmes sentiments, relativement au même objet. Dans ce livre immortel, comme dans la nature au printemps, on ne trouve point deux feuilles qui soient d’un même vert. Quelle immense variété de nuances ! S’il est difficile à celui qui lit de les saisir, combien n’a-t-il pas été difficile à l’auteur de les trouver et de les peindre !

Ô Richardson ! j’oserai dire que l’histoire la plus vraie est pleine de mensonges, et que ton roman est plein de vérités. L’histoire peint quelques individus ; tu peins l’espèce humaine : l’histoire attribue à quelques individus ce qu’ils n’ont ni dit, ni fait ; tout ce que tu attribues à l’homme, il l’a dit et fait : l’histoire n’embrasse qu’une portion de la durée, qu’un point de la surface du globe ; tu as embrassé tous les lieux et tous les temps. Le cœur humain, qui a été, est et sera toujours le même, est le modèle d’après lequel tu copies. Si l’on appliquait au meilleur historien une critique sévère, y en a-t-il aucun qui la soutînt comme toi ? Sous ce point de vue, j’oserai dire que souvent l’histoire est un mauvais roman ; et que le roman, comme tu l’as fait, est une bonne histoire. Ô peintre de la nature ! c’est toi qui ne mens jamais.

Je ne me lasserai point d’admirer la prodigieuse étendue de tête qu’il t’a fallu, pour conduire des drames de trente à quarante personnages, qui tous conservent si rigoureusement les caractères que tu leur as donnés ; l’étonnante connaissance des lois, des coutumes, des usages, des mœurs, du cœur humain, de la vie ; l’inépuisable fonds de morale, d’expériences, d’observations qu’ils te supposent.

L’intérêt et le charme de l’ouvrage dérobent l’art de Richardson à ceux qui sont le plus faits pour l’apercevoir. Plusieurs fois j’ai commencé la lecture de Clarisse pour me former ; autant de fois j’ai oublié mon projet à la vingtième page ; j’ai seulement été frappé, comme tous les lecteurs ordinaires, du génie qu’il y a à avoir imaginé une jeune fille remplie de sagesse et de prudence, qui ne fait pas une seule démarche qui ne soit fausse, sans qu’on puisse l’accuser, parce qu’elle a des parents inhumains et un homme abominable pour amant ; à avoir donné à cette jeune prude l’amie la plus vive et la plus folle, qui ne dit et ne fait rien que de raisonnable, sans que la vraisemblance