Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/233

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mune, fortement préoccupée de l’histoire de Grandisson qu’elle venait de lire, dit à un de ses amis qui partait pour Londres : « Je vous prie de voir de ma part miss Émilie, M. Belford, et surtout miss Howe, si elle vit encore. »

Une autre fois, une femme de ma connaissance qui s’était engagée dans un commerce de lettres qu’elle croyait innocent, effrayée du sort de Clarisse, rompit ce commerce tout au commencement de la lecture de cet ouvrage.

Est-ce que deux amies ne se sont pas brouillées, sans qu’aucun des moyens que j’ai employés pour les rapprocher m’ait réussi, parce que l’une méprisait l’histoire de Clarisse, devant laquelle l’autre était prosternée !

J’écrivis à celle-ci, et voici quelques endroits de sa réponse :

« La piété de Clarisse l’impatiente ! Eh quoi ! veut-elle donc qu’une jeune fille de dix-huit ans, élevée par des parents vertueux et chrétiens, timide, malheureuse sur la terre, n’ayant guère d’espérance de voir améliorer son sort que dans une autre vie, soit sans religion et sans foi ? Ce sentiment est si grand, si doux, si touchant en elle ; ses idées de religion sont si saines et si pures ; ce sentiment donne à son caractère une nuance si pathétique ! Non, non, vous ne me persuaderez jamais que cette façon de penser soit d’une âme bien née.

« Elle rit, quand elle voit cette enfant désespérée de la malédiction de son père ! Elle rit, et c’est une mère. Je vous dis que cette femme ne peut jamais être mon amie : je rougis qu’elle l’ait été. Vous verrez que la malédiction d’un père respecté, une malédiction qui semble s’être déjà accomplie en plusieurs points importants, ne doit pas être une chose terrible pour un enfant de ce caractère ! Et qui sait si Dieu ne ratifiera pas dans l’éternité la sentence prononcée par son père ?

« Elle trouve extraordinaire que cette lecture m’arrache des larmes ! Et ce qui m’étonne toujours, moi, quand je suis aux derniers instants de cette innocente, c’est que les pierres, les murs, les carreaux insensibles et froids sur lesquels je marche ne s’émeuvent pas et ne joignent pas leur plainte à la mienne. Alors tout s’obscurcit autour de moi ; mon âme se remplit de ténèbres ; et il me semble que la nature se voile d’un crêpe épais.

« À son avis, l’esprit de Clarisse consiste à faire des phrases,