Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/25

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J’oubliais de vous dire que je vis mon père et ma mère, que je n’épargnai rien pour les toucher, et que je les trouvai inflexibles. Ce fut un M. l’abbé Blin, docteur de Sorbonne, qui m’exhorta, et M. l’évêque d’Alep qui me donna l’habit. Cette cérémonie n’est pas gaie par elle-même ; ce jour-là elle fut des plus tristes. Quoique les religieuses s’empressassent autour de moi pour me soutenir, vingt fois je sentis mes genoux se dérober, et je me vis prête à tomber sur les marches de l’autel. Je n’entendais rien, je ne voyais rien, j’étais stupide ; on me menait, et j’allais ; on m’interrogeait, et l’on répondait pour moi. Cependant cette cruelle cérémonie prit fin ; tout le monde se retira, et je restai au milieu du troupeau auquel on venait de m’associer. Mes compagnes m’ont entourée ; elles m’embrassent, et se disent : « Mais voyez donc, ma sœur, comme elle est belle ! comme ce voile noir relève la blancheur de son teint ! comme ce bandeau lui sied ! comme il lui arrondit le visage ! comme il étend ses joues ! comme cet habit fait valoir sa taille et ses bras !… » Je les écoutais à peine ; j’étais désolée ; cependant, il faut que j’en convienne, quand je fus seule dans ma cellule, je me ressouvins de leurs flatteries ; je ne pus m’empêcher de les vérifier à mon petit miroir ; et il me sembla qu’elles n’étaient pas tout à fait déplacées. Il y a des honneurs attachés à ce jour ; on les exagéra pour moi : mais j’y fus peu sensible ; et l’on affecta de croire le contraire et de me le dire, quoiqu’il fût clair qu’il n’en était rien. Le soir, au sortir de la prière, la supérieure se rendit dans ma cellule. « En vérité, me dit-elle après m’avoir un peu considérée, je ne sais pourquoi vous avez tant de répugnance pour cet habit ; il vous fait à merveille, et vous êtes charmante ; sœur Suzanne est une très-belle religieuse, on vous en aimera davantage. Çà, voyons un peu, marchez. Vous ne vous tenez pas assez droite ; il ne faut pas être courbée comme cela… » Elle me composa la tête, les pieds, les mains, la taille, les bras ; ce fut presque une leçon de Marcel[1] sur les grâces monastiques : car chaque état a les siennes. Ensuite elle s’assit, et me dit : « C’est bien ; mais à présent parlons un peu sérieusement. Voilà donc deux ans de gagnés ; vos parents peuvent changer de résolution ; vous-même, vous voudrez peut-être

  1. Célèbre maître de danse, déjà nommé.