Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/295

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MOI.

Docteur, mais il y a une fonction commune à tout bon citoyen, à vous, à moi, c’est de travailler de toute notre force à l’avantage de la république ; et il me semble que ce n’en est pas un pour elle que le salut d’un malfaiteur, dont incessamment les lois la délivreront.

LE DOCTEUR BISSEI.

Et à qui appartient-il de le déclarer malfaiteur ? Est-ce à moi ?

MOI.

Non, c’est à ses actions.

LE DOCTEUR BISSEI.

Et à qui appartient-il de connaître de ces actions ? Est-ce à moi ?

MOI.

Non ; mais permettez, docteur, que je change un peu la thèse, en supposant un malade dont les crimes soient de notoriété publique. On vous appelle ; vous accourez, vous ouvrez les rideaux, et vous reconnaissez Cartouche ou Nivet[1]. Guérirez-vous Cartouche ou Nivet ?…

Le docteur Bissei, après un moment d’incertitude, répondit ferme qu’il le guérirait ; qu’il oublierait le nom du malade, pour ne s’occuper que du caractère de la maladie ; que c’était la seule chose dont il lui fût permis de connaître ; que s’il faisait un pas au delà, bientôt il ne saurait plus où s’arrêter ; que ce serait abandonner la vie des hommes à la merci de l’ignorance, des passions, du préjugé, si l’ordonnance devait être précédée de l’examen de la vie et des mœurs du malade. « Ce que vous me dites de Nivet, un janséniste me le dira d’un moliniste, un catholique d’un protestant. Si vous m’écartez du lit de Cartouche, un fanatique m’écartera du lit d’un athée. C’est bien assez que d’avoir à doser le remède, sans avoir encore à doser la méchanceté qui permettrait ou non de l’administrer…

— Mais, docteur, lui répondis-je, si après votre belle cure, le premier essai que le scélérat fera de sa convalescence, c’est

  1. On connaît Cartouche. « Son affaire n’était rien, dit l’avocat Barbier, en comparaison de celle de Nivet, » coupable d’un grand nombre d’assassinats. Nivet fut roué en Grève le ler juin 1729.