Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/300

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par la conservation fortuite de ce testament, il faut qu’il reste. »

Après une décision aussi nette, aussi précise de l’homme le plus éclairé de notre clergé, je demeurai stupéfait et tremblant, songeant en moi-même à ce que je devenais, à ce que vous deveniez, mes enfants, s’il me fût arrivé de brûler le testament, comme j’en avais été tenté dix fois ; d’être ensuite tourmenté de scrupules, et d’aller consulter le père Bouin. J’aurais restitué ; oh ! j’aurais restitué ; rien n’est plus sûr, et vous étiez ruinés.

MA SŒUR.

Mais, mon père, il fallut, après cela, s’en revenir au presbytère, et annoncer à cette troupe d’indigents qu’il n’y avait rien là qui leur appartînt, et qu’ils pouvaient s’en retourner comme ils étaient venus. Avec l’âme compatissante que vous avez, comment en eûtes-vous le courage ?

MON PÈRE.

Ma foi, je n’en sais rien. Dans le premier moment, je pensai à me départir de ma procuration, et à me remplacer par un homme de loi ; mais un homme de loi en eût usé dans toute la rigueur, pris et chassé par les épaules ces pauvres gens dont je pouvais peut-être alléger l’infortune. Je retournai donc le même jour à Thivet. Mon absence subite, et les précautions que j’avais prises en parlant, avaient inquiété ; l’air de tristesse avec lequel je reparus, inquiéta bien davantage. Cependant je me contraignis, je dissimulai de mon mieux.

MOI.

C’est-à-dire assez mal.

MON PÈRE.

Je commençai par mettre à couvert tous les effets précieux. J’assemblai dans la maison un certain nombre d’habitants, qui me prêteraient main-forte, en cas de besoin. J’ouvris la cave et les greniers que j’abandonnai à ces malheureux, les invitant à boire, à manger, et à partager entre eux le vin, le blé et toutes les autres provisions de bouche.

L’ABBÉ.

Mais, mon père !…

MON PÈRE.

Je le sais, cela ne leur appartenait pas plus que le reste.

MOI.

Allons donc, l’abbé, tu nous interromps.