Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/311

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MOI.

Et vous croyez, mon frère, qu’on aurait perdu ce procès ?

MON FRÈRE.

Je n’en doute pas. Les juges s’en tiennent strictement à la loi, comme mon père et le père Bouin ; et font bien. Les juges ferment, en pareils cas, les yeux sur les circonstances, comme mon père et le père Bouin, par l’effroi des inconvénients qui s’ensuivraient ; et font bien. Ils sacrifient quelquefois contre le témoignage même de leur conscience, comme mon père et le père Bouin, l’intérêt du malheureux et de l’innocent qu’ils ne pourraient sauver sans lâcher la bride à une infinité de fripons ; et font bien. Ils redoutent, comme mon père et le père Bouin, de prononcer un arrêt équitable dans un cas déterminé, mais funeste dans mille autres par la multitude de désordres auxquels il ouvrirait la porte ; et font bien. Et dans le cas du testament dont il s’agit…

MON PÈRE.

Tes raisons, comme particulières, étaient peut-être bonnes ; mais comme publiques, elles seraient mauvaises. Il y a tel avocat peu scrupuleux, qui m’aurait dit tête à tête : Brûlez ce testament ; ce qu’il n’aurait osé écrire dans sa consultation.

MOI.

J’entends ; c’était une affaire à n’être pas portée devant les juges. Aussi, parbleu ! n’y aurait-elle pas été portée, si j’avais été à votre place.

MON PÈRE.

Tu aurais préféré ta raison à la raison publique ; la décision de l’homme à celle de l’homme de loi.

MOI.

Assurément. Est-ce que l’homme n’est pas antérieur à l’homme de loi ? Est-ce que la raison de l’espèce humaine n’est pas tout autrement sacrée que la raison d’un législateur ? Nous nous appelons civilisés, et nous sommes pires que des sauvages. Il semble qu’il nous faille encore tournoyer pendant des siècles, d’extravagances en extravagances et d’erreurs en erreurs, pour arriver où la première étincelle de jugement, l’instinct seul, nous eût menés tout droit. Aussi nous nous sommes si bien fourvoyés…