Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/327

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pos doux. « Ah ! c’est pour cette fois que je vois que je vous suis chère. » Tanié lui répondait froidement : « Vous voulez être riche. »

— Elle l’était, la coquine, dix fois plus qu’elle ne méritait…

« — Et vous le serez. Puisque c’est l’or que vous aimez, il faut aller vous chercher de l’or. » C’était le mardi ; et le ministre avait fixé son départ au vendredi, sans délai. J’allai lui faire mes adieux au moment où il luttait avec lui-même, où il tâchait de s’arracher des bras de la belle, indigne et cruelle Reymer. C’était un désordre d’idées, un désespoir, une agonie, dont je n’ai jamais vu un second exemple. Ce n’était pas de la plainte ; c’était un long cri. Mme  Reymer était encore au lit. Il tenait une de ses mains. Il ne cessait de dire et de répéter : « Cruelle femme ! femme cruelle ! que te faut-il de plus que l’aisance dont tu jouis, et un ami, un amant tel que moi ? J’ai été lui chercher la fortune dans les contrées brûlantes de l’Amérique ; elle veut que j’aille la lui chercher encore au milieu des glaces du Nord. Mon ami, je sens que cette femme est folle ; je sens que je suis un insensé ; mais il m’est moins affreux de mourir que de la contrister. Tu veux que je te quitte ; je vais te quitter. » Il était à genoux au bord de son lit, la bouche collée sur sa main et le visage caché dans les couvertures, qui, en étouffant son murmure, ne le rendaient que plus triste et plus effrayant. La porte de la chambre s’ouvrit ; il releva brusquement la tête ; il vit le postillon qui venait lui annoncer que les chevaux étaient à la chaise. Il fit un cri, et recacha son visage sur les couvertures. Après un moment de silence, il se leva ; il dit à son amie : « Embrassez-moi, madame ; embrasse-moi encore une fois, car tu ne me verras plus. » Son pressentiment n’était que trop vrai. Il partit. Il arriva à Pétersbourg, et, trois jours après, il fut attaqué d’une fièvre dont il mourut le quatrième.

— Je savais tout cela.

— Vous avez peut-être été un des successeurs de Tanié ?

— Vous l’avez dit ; et c’est avec cette belle abominable que j’ai dérangé mes affaires.

— Ce pauvre Tanié !

— Il y a des gens dans le monde qui vous diront que c’est un sot.