Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/329

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Celui qui vit encore ? le lieutenant général des armées du roi ? celui qui épousa cette charmante créature appelée Lolotte[1] ?

— Lui-même.

— C’est un galant homme, ami des sciences.

— Et des savants. Il s’est longtemps occupé d’une histoire générale de la guerre dans tous les siècles et chez toutes les nations.

— Le projet est vaste.

— Pour le remplir, il avait appelé autour de lui quelques jeunes gens d’un mérite distingué, tels que M. de Montucla[2], l’auteur de l’Histoire des Mathématiques.

— Diable ! en avait-il beaucoup de cette force-là ?

— Mais celui qui se nommait Gardeil, le héros de l’aventure que je vais vous raconter, ne lui cédait guère dans sa partie. Une fureur commune pour l’étude de la langue grecque commença, entre Gardeil et moi, une liaison que le temps, la réciprocité des conseils, le goût de la retraite, et surtout la facilité de se voir, conduisirent à une assez grande intimité.

— Vous demeuriez alors à l’Estrapade.

— Lui, rue Sainte-Hyacinthe, et son amie, Mlle de La Chaux, place Saint-Michel. Je la nomme de son propre nom, parce que la pauvre malheureuse n’est plus, parce que sa vie ne peut que l’honorer dans tous les esprits bien faits et lui mériter l’admiration, les regrets et les larmes de ceux que la nature aura favorisés ou punis d’une petite portion de la sensibilité de son âme.

— Mais votre voix s’entrecoupe, et je crois que vous pleurez.

— Il me semble encore que je vois ses grands yeux noirs, brillants et doux, et que le son de sa voix touchante retentisse dans mon oreille et trouble mon cœur. Créature charmante !

  1. Antoine de Ricouart, comte d’Hérouville, né à Paris en 1713, est auteur du Traité des Légions, qui porte le nom du maréchal de Saxe *. Paris, 1757. Il a fourni des Mémoires curieux aux rédacteurs de l’Encyclopédie. On voulut le porter au ministère sous Louis XV, mais un mariage inégal l’en fit exclure. Il mourut en 1782. (Br.) * Dans les trois premières éditions seulement. L’ouvrage avait été imprimé d’abord sur une copie communiquée au maréchal, et trouvée dans ses papiers.
  2. Montucla n’avait que trente ans lorsqu’il publia son Histoire des Mathématiques. Paris, 1758. Elle a été revue et achevée par Lalande. Paris, 1799-1802. (Br.)