Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/332

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la réduisirent plusieurs années à vivre seule et cachée. Elle passait les journées à travailler pour Gardeil. Nous lui apparaissions la nuit ; et à la présence de son amant, tout son chagrin, toute son inquiétude était évanouie.

— Quoi ! jeune, pusillanime, sensible au milieu de tant de traverse, elle était heureuse.

— Heureuse ! Oui elle ne cessa de l’être que quand Gardeil fut ingrat.

— Mais il est impossible que l’ingratitude ait été la récompense de tant de qualités rares, tant de marques de tendresse, tant de sacrifices de toute espèce.

— Vous vous trompez, Gardeil fut ingrat. Un jour, Mlle  de La Chaux se trouva seule dans ce monde, sans honneur, sans fortune, sans appui. Je vous en impose, je lui restai pendant quelque temps. Le docteur Le Camus lui resta toujours.

— Ô les hommes, les hommes !

— De qui parlez-vous ?

— De Gardeil.

— Vous regardez le méchant ; et vous ne voyez pas tout à côté l’homme de bien. Ce jour de douleur et de désespoir, elle accourut chez moi. C’était le matin. Elle était pâle comme la mort. Elle ne savait son sort que de la veille, et elle offrait l’image des longues souffrances. Elle ne pleurait pas ; mais on voyait qu’elle avait beaucoup pleuré. Elle se jeta dans un fauteuil ; elle ne parlait pas ; elle ne pouvait parler ; elle me tendait les bras, et en même temps elle poussait des cris. « Qu’est-ce qu’il y a, lui dis-je ? Est-ce qu’il est mort ?… — C’est pis : il ne m’aime plus ; il m’abandonne… »

— Allez donc.

— Je ne saurais ; je la vois, je l’entends ; et mes yeux se remplissent de pleurs. « Il ne vous aime plus ?… — Non. — Il vous abandonne ! — Eh ! oui. Après tout ce que j’ai fait !… Monsieur, ma tête s’embarrasse ; ayez pitié de moi ; ne me quittez pas… surtout ne me quittez pas… » En prononçant ces mots, elle m’avait saisi le bras, qu’elle me serrait fortement, comme s’il y avait eu près d’elle quelqu’un qui la menaçât de l’arracher et de l’entraîner… « Ne craignez rien, mademoiselle. — Je ne crains que moi. — Que faut-il faire pour vous ? — D’abord, me sauver de moi-même… Il ne m’aime plus ! je le