Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/378

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L’écrit posthume de Diderot est désordonné dans la forme, et parfaitement moral quant au fond. Le but de l’autour paraît avoir été de faire ressortir toutes les difformités du vice civilisé, dans un dialogue dont plusieurs questions musicales et littéraires sont en apparence le texte et la base. Le prétendu neveu de Rameau, et Diderot lui-même qui se fait son interlocuteur, embrassent d’un coup d’œil hardiment philosophique toutes les circonstances de l’état social dans lequel l’un et l’autre ont vécu : c’est un résumé vif et piquant des diverses idées philosophiques que Diderot a déposées dans tous ses ouvrages. Celui-ci le fait connaître plus que tout autre ; cet avantage, il le doit peut-être à l’intention où était l’auteur, en le composant, de ne le faire paraître qu’après sa mort. Nulle concession dans la forme ou dans lu pensée n’en altère l’originalité ; c’est Diderot vis-à-vis de lui-même, c’est Diderot tout entier.

Une analyse, de quelque manière qu’on la fît, ne donnerait pas une idée suffisante de cet ouvrage ; elle serait même presque impossible ; c’est une sorte de conversation libre et spirituelle, qui n’offre ni liaison, ni proportion, ni plan ; toutes les pensées partent d’une source commune pour tendre à un seul but ; mais l’enchaînement ou n’existe pas, ou n’est pas sensible. L’interlocuteur que le philosophe s’est donné, sous le nom de neveu de Rameau, est une espèce de raisonneur bouffon, un être besoigneux et dégradé, qui met à nu tout l’avilissement de son âme avec une candeur à la fois hideuse et comique. Voltaire avait peint le pauvre diable de la littérature : Diderot met en scène celui de la société. On voit combien d’aperçus originaux, d’idées neuves et de pensées profondes un pareil sujet devait fournir à un écrivain comme Diderot. Aussi cet ouvrage est-il un des plus singuliers qu’on puisse lire : presque à chaque ligne des traits inattendus, exprimés avec cette négligence énergique qui caractérise le style de l’auteur, vous arrêtent et vous saisissent. C’est un livre qui fait rire et penser.


Sur ces entrefaites, parut le volume de M. Brière. Aussitôt le Courrier des Spectacles du 13 juin 1823 et le Sphinx du 26 du même mois publièrent la lettre suivante, signée des deux associés :


Monsieur le rédacteur,

La dernière livraison des Œuvres de Diderot, que vient de faire paraître M. Brière, contient le dialogue intitulé : le Neveu de Rameau. Comme l’ouvrage de M. Brière ressemble, quant au fond, mais non quant à la forme, à celui que nous avons fait imprimer sous le même titre, voici, à cet égard, quelques explications que nous devons au public :

Le manuscrit original de cet ouvrage de Diderot n’existe plus. L’auteur l’avait envoyé en Allemagne, où il a été livré aux flammes, il y a quelques années[1], par les mains cruelles d’une soi-disant chrétienne charitable (du nombre de celles qui ne manquent pas plus en France qu’ailleurs), dont le zèle est toujours prêt à rallumer le feu des bûchers, non parce qu’il y a des coupables, mais parce qu’il lui faut des victimes. Avant de périr dans cet auto-da-fé, ce manuscrit avait été communiqué à M. Goethe, qui en donna une traduction allemande d’après laquelle nous avons retraduit cet ouvrage en français en 1821.

Par là, nous avons restitué à notre littérature, autant qu’il nous a été possible, cette production ingénieuse. Si nous ne sommes pas entrés d’abord dans ces détails,

  1. Nous ne savons sur quelles autorités s’appuyait M. de Saur pour avancer aussi positivement ce fait.