Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/38

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de père ; le scrupule m’avait ôté ma mère ; des précautions prises, pour que je ne pusse prétendre aux droits de ma naissance légale ; une captivité domestique fort dure ; nulle espérance, nulle ressource. Peut-être que, si l’on se fût expliqué plus tôt avec moi, après l’établissement de mes sœurs, on m’eût gardée à la maison qui ne laissait pas que d’être fréquentée, il se serait trouvé quelqu’un à qui mon caractère, mon esprit, ma figure et mes talents auraient paru une dot suffisante ; la chose n’était pas encore impossible, mais l’éclat que j’avais fait en couvent la rendait plus difficile : on ne conçoit guère comment une fille de dix-sept à dix-huit ans a pu se porter à cette extrémité, sans une fermeté peu commune ; les hommes louent beaucoup cette qualité, mais il me semble qu’ils s’en passent volontiers dans celles dont ils se proposent de faire leurs épouses. C’était pourtant une ressource à tenter avant que de songer à un autre parti ; je pris celui de m’en ouvrir à ma mère ; et je lui fis demander un entretien qui me fut accordé.

C’était dans l’hiver. Elle était assise dans un fauteuil devant le feu ; elle avait le visage sévère, le regard fixe et les traits immobiles ; je m’approchai d’elle, je me jetai à ses pieds et je lui demandai pardon de tous les torts que j’avais.

« C’est, me répondit-elle, par ce que vous m’allez dire que vous le mériterez. Levez-vous ; votre père est absent, vous avez tout le temps de vous expliquer. Vous avez vu le père Séraphin, vous savez enfin qui vous êtes, et ce que vous pouvez attendre de moi, si votre projet n’est pas de me punir toute ma vie d’une faute que je n’ai déjà que trop expiée. Eh bien ! mademoiselle, que me voulez-vous ? Qu’avez-vous résolu ?

— Maman, lui répondis-je, je sais que je n’ai rien, et que je ne dois prétendre à rien. Je suis bien éloignée d’ajouter à vos peines, de quelque nature qu’elles soient ; peut-être m’auriez-vous trouvée plus soumise à vos volontés, si vous m’eussiez instruite plus tôt de quelques circonstances qu’il était difficile que je soupçonnasse : mais enfin je sais, je me connais, et il ne me reste qu’à me conduire en conséquence de mon état. Je ne suis plus surprise des distinctions qu’on a mises entre mes sœurs et moi ; j’en reconnais la justice, j’y souscris ; mais je suis toujours votre enfant ; vous m’avez portée dans votre sein ; et j’espère que vous ne l’oublierez pas.