Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/385

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Le lendemain, Schiller, qui devait mourir quinze jours après, écrivait à Kœrner :

SCHILLER À KŒRNER.


… Goethe a été très-souffrant d’une maladie des reins accompagnée de convulsions violentes… Il n’est pas cependant resté inactif cet hiver ; outre plusieurs articles très-spirituels dans la Gazette d’Iéna, il a traduit un manuscrit de Diderot, qu’un heureux hasard nous a mis dans les mains, et l’a accompagné d’annotations. Il sera publié chez Gœschen, sous ce titre : le Neveu de Rameau, je te l’enverrai dès qu’il aura paru. C’est une conversation imaginaire entre le neveu du musicien Rameau et Diderot. Ce neveu est l’idéal du vagabond parasite, mais c’est un héros parmi les gens de cette espèce, et en même temps qu’il se peint lui-même, il fait la satire de la société et du monde où il vit. Diderot a profité de l’occasion pour percer de part en part les ennemis des encyclopédistes, particulièrement Palissot, et pour venger tous les bons écrivains de son temps des attaques que leur lançait la canaille des critiques de carrefour. En outre, il y manifeste les sentiments les plus intimes sur la grande lutte des musiciens qui divisait la société de son temps, et il écrit là-dessus des choses excellentes…

Schiller.


Ce jugement doit être, pensons-nous, complété par celui de Gœthe. Le voici tel qu’il le formula dans ses notes ; nous donnons la version de M. Delerot, qui a fait suivre son excellente traduction des Conversations de Gœthe, recueillies par Eckermann (Charpentier, 1863), des divers fragments que le grand écrivain a écrits sur la littérature française.

LE NEVEU DE RAMEAU.

« Ce livre remarquable doit être considéré comme un des chefs-d’œuvre de Diderot. Ses contemporains, ses amis même lui reprochaient de savoir écrire de belles pages, sans savoir écrire un beau livre. Les phrases de ce genre se répètent, s’enracinent, et c’est ainsi que, sans plus d’examen, se trouve affaiblie la gloire d’un homme éminent. Ceux qui jugeaient ainsi n’avaient certes pas lu Jacques le Fataliste, et le Neveu de Rameau donne un nouvel exemple de l’art avec lequel Diderot savait réunir en un tout harmonieux les détails les plus hétérogènes pris dans la réalité. Quel que fût du reste le jugement que l’on portât de l’écrivain, amis et ennemis convenaient que personne ne le surpassait dans la conversation pour la vivacité, l’énergie, l’esprit, la variété et la grâce ; or le Neveu de Rameau est une conversation ; aussi l’auteur, en choisissant la forme dans laquelle il était maître, a produit un chef-d’œuvre que l’on admire davantage à mesure qu’on le connaît mieux.

« L’ouvrage est écrit dans plusieurs buts. L’auteur a d’abord réuni toutes les forces de son esprit pour peindre, dans toute leur infamie, les parasites et les flatteurs, sans épargner ceux qui les patronnent. Il a, par la même occasion, tracé le portrait de ses ennemis littéraires, qu’il dépeint également comme un peuple d’hypocrites flagorneurs ; et en même temps il a exposé sa manière de penser sur la musique française. Ce dernier sujet peut paraître très-étranger aux deux premiers, cependant c’est là ce qui retient le lecteur et donne de la dignité au livre ; en effet, le neveu de Rameau est un être doué de tous les mauvais penchants,