Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/387

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qu’il soit, car les principes sur lesquels la critique doit s’appuyer ne sont pas innés en nous, ce n’est pas non plus le hasard qui peut nous les faire connaître ; pour s’en servir, il faut les avoir conquis par l’étude et par la pratique. — Au contraire, pour juger la moralité d’un acte, nous avons en nous un juge excellent : la conscience, et chacun aime à faire prononcer à ce juge des arrêts, non sur soi-même, mais sur les autres. Voilà pourquoi les littérateurs qui veulent nuire à leurs adversaires auprès du public accusent leur moralité, leur imputent certaines intentions, et montrent les conséquences probables de leurs actes. Ce n’est plus le poëme, l’œuvre de l’homme de talent que l’on examine ; on laisse de côté ce point de vue, le seul juste ; cet homme qui, pour le bien du monde et des hommes, a reçu des facultés éminentes, est amené devant le tribunal de la moralité, devant lequel auraient seuls le droit de le faire comparaître sa femme et ses enfants, ceux qui vivent avec lui, et tout au plus peut-être ses concitoyens et ses supérieurs. Comme homme moral, personne n’appartient au monde. Ces belles et universelles vertus que la morale recommande, personne ne peut les exiger de nous, que nous-mêmes ; nos imperfections, nous en rendons compte à Dieu et à notre cœur ; ce qu’il y a de bon et de pur en nous, nous le montrons par des actes convaincants à ceux qui nous entourent immédiatement. En revanche, par nos talents, par notre esprit, par les facultés que la nature nous a données pour agir au dehors avec puissance, nous appartenons au monde. Tout ce qu’il y a de plus remarquable en nous cherche à exercer une action sans limites ; que le monde le reconnaisse avec gratitude, et, content de son empire, ne cherche pas à étendre ses droits là où ils ne peuvent atteindre.

« Cependant il est certain que personne, et avec raison, ne peut se défendre de désirer l’union des qualités de l’âme et du cœur avec les qualités de l’esprit et du corps, et ce vœu universel, quoique rarement satisfait, démontre avec force cette incessante aspiration vers la perfection, entière et sans partage, aspiration innée dans l’homme et qui est son plus bel héritage.

« Quoi qu’il en soit sur ce point, nous voyons, en revenant à nos combattants parisiens, que si Palissot n’a pas manqué d’attaquer la moralité de ses adversaires, Diderot, de son côté, a mis en œuvre toutes les armes que le génie et la haine, l’art et le fiel peuvent fournir pour montrer son ennemi comme le plus méprisable des mortels. La vivacité de sa réplique ferait supposer que le dialogue a été écrit dans la chaleur de la première colère, peu de temps après l’apparition de la comédie des Philosophes ; on y parle d’ailleurs du vieux Rameau, comme d’un homme encore vivant, et il est mort en 1764 ; on parle aussi du Faux généreux, pièce de Bret jouée sans succès en 1758. De nombreux écrits satiriques, du même genre, parurent alors ; par exemple, la Vision de Charles Palissot, par l’abbé Morellet. Tous n’ont pas été imprimés, et le remarquable ouvrage de Diderot lui-même est resté longtemps inconnu.

« Je suis bien éloigné de croire que Palissot était un coquin tel qu’il nous est dépeint dans le dialogue. Il a survécu à la Révolution, et s’est toujours montré honnête homme ; il vit peut-être encore[1], et dans ses écrits, qui montrent un esprit bien fait et formé par une longue expérience, il se moque lui-même de cette horrible caricature que son adversaire a cherché à tracer d’après lui.

« Palissot était une de ces natures moyennes qui aspirent au grand sans pouvoir y atteindre, et qui fuient la vulgarité sans pouvoir lui échapper. Si l’on veut être juste, il faut lui reconnaître de l’esprit ; son intelligence ne manque pas de clarté, de vivacité ; il avait un certain talent ; ce sont justement ces hommes qui ont le plus de prétentions. Ils n’ont, pour juger tout, qu’une mesure petite, mesquine,

  1. Palissot n’est mort qu’en 1814, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.