Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/404

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de folie, on n’en reviendra pas ; on méprisera les siècles qui n’en auront point produit. Ils feront l’honneur des peuples chez lesquels ils auront existé ; tôt ou tard on leur élève des statues, et on les regarde comme les bienfaiteurs du genre humain. N’en déplaise à ce ministre sublime que vous m’avez cité, je crois que si le mensonge peut servir un moment, il est nécessairement nuisible à la longue, et qu’au contraire la vérité sert nécessairement à la longue, bien qu’il puisse arriver qu’elle nuise dans le moment. D’où je serais tenté de conclure que l’homme de génie qui décrie une erreur générale, ou qui accrédite une grande vérité, est toujours un être digne de notre vénération. Il peut arriver que cet être soit la victime du préjugé et des lois ; mais il y a deux sortes de lois, les unes d’une équité, d’une généralité absolues, d’autres bizarres, qui ne doivent leur sanction qu’à l’aveuglement ou à la nécessité des circonstances. Celles-ci ne couvrent le coupable qui les enfreint, que d’une ignominie passagère, ignominie que le temps reverse sur les juges et sur les nations, pour y rester à jamais. De Socrate ou du magistrat qui lui fit boire la ciguë, quel est aujourd’hui le déshonoré ?

lui.

Le voilà bien avancé ! en a-t-il été moins condamné ? en a-t-il moins été mis à mort ? en a-t-il moins été un citoyen turbulent ? par le mépris d’une mauvaise loi, en a-t-il moins encouragé les fous au mépris des bonnes ? en a-t-il moins été un particulier audacieux et bizarre ? Vous n’étiez pas éloigné tout à l’heure d’un aveu peu favorable aux hommes de génie.

moi.

Écoutez-moi, cher homme. Une société ne devrait pas avoir de mauvaises lois, et si elle n’en avait que de bonnes, elle ne serait jamais dans le cas de persécuter un homme de génie. Je ne vous ai pas dit que le génie fût indivisiblement attaché à la méchanceté, ni la méchanceté au génie. Un sot sera plus souvent un méchant qu’un homme d’esprit. Quand un homme de génie serait communément d’un commerce dur, difficile, épineux, insupportable, quand même ce serait un méchant, qu’en concluriez-vous ?

lui.

Qu’il est bon à noyer.