Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/406

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chand en soie de la rue Saint-Denis ou Saint-Honoré, un bon épicier en gros, un apothicaire bien achalandé, il eût amassé une fortune immense, et qu’en l’amassant il n’y aurait eu sorte de plaisirs dont il n’eût joui ; qu’il aurait donné de temps en temps la pistole à un pauvre diable de bouffon comme moi qui l’aurait fait rire, et qui lui aurait procuré dans l’occasion une jeune fille qui l’aurait désennuyé de l’éternelle cohabitation avec sa femme[1] ; que nous aurions fait d’excellents repas chez lui, joué gros jeu, bu d’excellents vins, d’excellentes liqueurs, d’excellent café, fait des parties de campagne ; et vous voyez que je m’entendais ; vous riez ?… mais laissez-moi dire : il eût été mieux pour ses entours.

moi.

Sans contredit. Pourvu qu’il n’eût pas employé d’une façon déshonnête l’opulence qu’il aurait acquise par un commerce légitime ; qu’il eût éloigné de sa maison tous ces joueurs, tous ces parasites, tous ces fades complaisants, tous ces fainéants, tous ces pervers inutiles, et qu’il eût fait assommer à coups de bâton, par ses garçons de boutique, l’homme officieux qui soulage, par la variété, les maris du dégoût d’une cohabitation habituelle avec leurs femmes.

lui.

Assommer, monsieur, assommer ! On n’assomme personne dans une ville bien policée. C’est un état honnête ; beaucoup de gens, même titrés, s’en mêlent. Et à quoi diable voulez-vous donc qu’on emploie son argent, si ce n’est à avoir bonne table, bonne compagnie, bons vins, belles femmes, plaisirs de toutes les couleurs, amusements de toutes les espèces ? J’aimerais autant être gueux que de posséder une grande fortune sans aucune de ces jouissances. Mais revenons à Racine. Cet homme n’a été bon que pour des inconnus et que pour le temps où il n’était plus.

moi.

D’accord ; mais pesez le mal et le bien. Dans mille ans d’ici, il fera verser des larmes ; il sera l’admiration des hommes dans toutes les contrées de la terre ; il inspirera l’humanité, la

  1. Les éditions françaises portent seulement : « …qui lui aurait procuré parfois de jolies filles. »