Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/44

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

gies ; je m’assis, je me mis au clavecin ; je préludai longtemps, cherchant un morceau de musique dans la tête, que j’en ai pleine, et n’en trouvant point ; cependant la supérieure me pressa, et je chantai sans y entendre finesse, par habitude, parce que le morceau m’était familier : Tristes apprêts, pâles flambeaux, jour plus affreux que les ténèbres, etc.[1] Je ne sais ce que cela produisit ; mais on ne m’écouta pas longtemps : on m’interrompit par des éloges, que je fus bien surprise d’avoir mérités si promptement et à si peu de frais. Ma mère me remit entre les mains de la supérieure, me donna sa main à baiser, et s’en retourna.


Me voilà donc dans une autre maison religieuse, et postulante, et avec toutes les apparences de postuler de mon plein gré. Mais vous, monsieur, qui connaissez jusqu’à ce moment tout ce qui s’est passé, qu’en pensez-vous ? La plupart de ces choses ne furent point alléguées, lorsque je voulus revenir contre mes vœux ; les unes, parce que c’étaient des vérités destituées de preuves ; les autres, parce qu’elles m’auraient rendue odieuse sans me servir ; on n’aurait vu en moi qu’un enfant dénaturé, qui flétrissait la mémoire de ses parents pour obtenir sa liberté. On avait la preuve de ce qui était contre moi ; ce qui était pour ne pouvait ni s’alléguer ni se prouver. Je ne voulus pas même qu’on insinuât aux juges le soupçon de ma naissance ; quelques personnes, étrangères aux lois, me conseillèrent de mettre en cause le directeur de ma mère et le mien ; cela ne se pouvait ; et quand la chose aurait été possible, je ne l’aurais pas soufferte. Mais à propos, de peur que je ne l’oublie, et que l’envie de me servir ne vous empêche d’en faire la réflexion, sauf votre meilleur avis, je crois qu’il faut taire que je sais la musique et que je touche du clavecin : il n’en faudrait pas davantage pour me déceler ; l’ostentation de ces talents ne va point avec l’obscurité et la sécurité que je cherche ; celles de mon état ne savent point ces choses, et il faut que je les ignore. Si je suis contrainte de m’expatrier, j’en ferai ma ressource. M’expatrier ! mais dites-moi pourquoi cette idée m’épouvante ? C’est que je ne sais où aller ; c’est que je suis jeune et sans expérience ; c’est que je

  1. Air de Telaïre, dans Castor et Pollux, tragédie lyrique de Bernard, musique de Rameau (1737). Il était chanté par Mlle Arnould.