Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/449

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du rôle misérable, abject, vil, abominable que vous faites, je crois qu’au fond vous avez l’âme délicate.

lui.

Moi, point du tout. Que le diable m’emporte si je sais au fond ce que je suis. En général, j’ai l’esprit rond comme une boule, et le caractère franc comme l’osier. Jamais faux, pour peu que j’aie d’intérêt d’être vrai, jamais vrai pour peu que j’aie d’intérêt d’être faux. Je dis les choses comme elles me viennent ; sensées, tant mieux ; impertinentes, on n’y prend pas garde. J’use en plein de mon franc parler. Je n’ai pensé de ma vie, ni avant que de dire, ni en disant, ni après avoir dit ; aussi je n’offense personne.

moi.

Mais cela vous est pourtant arrivé avec les honnêtes gens chez qui vous viviez, et qui avaient pour vous tant de bontés.

lui.

Que voulez-vous ? c’est un malheur, un mauvais moment comme il y en a dans la vie. Point de félicité continue ; j’étais trop bien, cela ne pouvait durer. Nous avons, comme vous savez, la compagnie la plus nombreuse et la mieux choisie. C’est une école d’humanité, le renouvellement de l’antique hospitalité : tous les poètes qui tombent, nous les ramassons ; nous eûmes Palissot, après sa Zarès[1], Bret après le Faux Généreux[2] ; tous les musiciens décriés, tous les auteurs qu’on ne lit point, toutes les actrices sifflées, tous les acteurs hués, un tas de pauvres honteux, plats parasites à la tête desquels j’ai l’honneur d’être, brave chef d’une troupe timide. C’est moi qui les exhorte à manger la première fois qu’ils viennent, c’est moi qui demande à boire pour eux ; ils tiennent si peu de place ! Quelques jeunes gens déguenillés qui ne savent où donner de la tête, mais qui ont de la figure ; d’autres scélérats qui cajolent le patron et qui l’endorment, afin de glaner après lui sur la patronne. Nous paraissons gais ; mais au fond nous avons tous de l’humeur et grand appétit. Des loups ne sont pas plus affamés ; des tigres ne sont pas plus cruels. Nous dévorons

  1. Tragédie, 1751.
  2. L’Orpheline ou le Faux Généreux, comédie, 1758.