Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/456

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se promenait en long et en large, le poing sous le menton. Mademoiselle s’approche de moi : « Mais, mademoiselle, qu’est-ce qu’il y a donc d’extraordinaire ? ai-je été différent aujourd’hui de moi-même ?

— Je veux qu’il sorte.

— Je sortirai… Je ne lui ai pas manqué.

— Pardonnez-moi ; on invite monsieur l’abbé, et…

— C’est lui qui s’est manqué à lui-même en invitant l’abbé, en me recevant, et avec moi tant d’autres bélîtres tels que moi…

— Allons, mon petit Rameau, il faut demander pardon à monsieur l’abbé.

— Je n’ai que faire de son pardon.

— Allons, allons, tout cela s’apaisera… »

On me prend par la main ; on m’entraîne vers le fauteuil de l’abbé ; j’étends les bras, je contemple l’abbé avec une espèce d’admiration, car qui est-ce qui a jamais demandé pardon à l’abbé ? « L’abbé, lui dis-je, l’abbé, tout ceci est bien ridicule, n’est-il pas vrai ? » Et puis je me mets à rire, et l’abbé aussi. Me voilà donc excusé de ce côté-là ; mais il fallait aborder l’autre, et ce que j’avais à lui dire était une autre paire de manches. Je ne sais plus trop comment je tournai mon excuse : « Monsieur, voilà ce fou…

— Il y a trop longtemps qu’il me fait souffrir ; je ne veux plus en entendre parler.

— Il est fâché…

— Oui, je suis très-fâché.

— Cela ne lui arrivera plus.

— Qu’au premier faquin… »

Je ne sais s’il était dans un de ces jours d’humeur où mademoiselle craint d’en approcher, et n’ose le toucher qu’avec ses mitaines de velours, ou s’il entendit mal ce que je disais, ou si je dis mal, ce fut pis qu’auparavant. Que diable ! est-ce qu’il ne me connaît pas ? est-ce qu’il ne sait pas que je suis comme les enfants, et qu’il y a des circonstances où je laisse tout aller sous moi[1] ? Et puis je crois, Dieu me pardonne, que je n’aurais pas un moment de relâche. On userait un pantin d’acier à tenir

  1. Manque dans les précédentes éditions.