Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/62

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dame ; ne vous laissez pas toucher : qu’elle donne ses papiers, ou qu’elle aille en paix[1] … » J’embrassais les genoux tantôt de l’une, tantôt de l’autre ; je leur disais, en les nommant par leurs noms : « Sœur Sainte-Agnès, sœur Sainte-Julie, que vous ai-je fait ? Pourquoi irritez-vous ma supérieure contre moi ? Est-ce ainsi que j’en ai usé ? Combien de fois n’ai-je pas supplié pour vous ? vous ne vous en souvenez plus. Vous étiez en faute, et je ne le suis pas. »

La supérieure, immobile, me regardait et me disait : « Donne tes papiers, malheureuse, ou révèle ce qu’ils contenaient.

— Madame, lui disaient-elles, ne les lui demandez plus, vous êtes trop bonne ; vous ne la connaissez pas ; c’est une âme indocile, dont on ne peut venir à bout que par des moyens extrêmes : c’est elle qui vous y porte ; tant pis pour elle.

— Ma chère mère, lui dis-je, je n’ai rien fait qui puisse offenser ni Dieu, ni les hommes, je vous le jure.

— Ce n’est pas là le serment que je veux.

— Elle aura écrit contre nous, contre vous, quelque mémoire au grand vicaire, à l’archevêque ; Dieu sait comme elle aura peint l’intérieur de la maison ; on croit aisément le mal. Madame, il faut disposer de cette créature, si vous ne voulez pas qu’elle dispose de nous. »

La supérieure ajouta : « Sœur Suzanne, voyez… »

Je me levai brusquement, et je lui dis : « Madame, j’ai tout vu ; je sens que je me perds ; mais un moment plus tôt ou plus tard ne vaut pas la peine d’y penser. Faites de moi ce qu’il vous plaira ; écoutez leur fureur, consommez votre injustice… »

Et à l’instant je leur tendis les bras. Ses compagnes s’en saisirent. On m’arracha mon voile ; on me dépouilla sans pudeur. On trouva sur mon sein un petit portrait de mon ancienne supérieure ; on s’en saisit : je suppliai qu’on me permît de le baiser encore une fois ; on me refusa. On me jeta une chemise, on m’ôta mes bas, on me couvrit d’un sac, et l’on me conduisit, la tête et les pieds nus, à travers les corridors. Je criais, j’appelais à mon secours ; mais on avait sonné la cloche pour avertir que personne ne parût. J’invoquais le ciel, j’étais à terre, et l’on me traînait. Quand j’arrivai au bas des escaliers,

  1. Au cachot qu’on nommait in pace.