Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/68

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entraînée hors de mon état par une passion déréglée : je ne vois personne, je ne connais personne. Je demande à être libre, parce que le sacrifice de ma liberté n’a pas été volontaire. Avez-vous lu mon mémoire ?

— Non ; j’ai ouvert le paquet que vous m’avez donné, parce qu’il était sans adresse, et que j’ai dû penser qu’il était pour moi ; mais les premières lignes m’ont détrompée, et je n’ai pas été plus loin. Que vous fûtes bien inspirée de me l’avoir remis ! un moment plus tard, on l’aurait trouvé sur vous… Mais l’heure qui finit notre station approche, prosternons-nous ; que celles qui vont nous succéder nous trouvent dans la situation où nous devons être. Demandez à Dieu qu’il vous éclaire et qu’il vous conduise ; je vais unir ma prière et mes soupirs aux vôtres. »

J’avais l’âme un peu soulagée. Ma compagne priait droite ; moi, je me prosternai ; mon front était appuyé contre la dernière marche de l’autel, et mes bras étaient étendus sur les marches supérieures. Je ne crois pas m’être jamais adressée à Dieu avec plus de consolation et de ferveur ; le cœur me palpitait avec violence ; j’oubliai en un instant tout ce qui m’environnait. Je ne sais combien je restai dans cette position, ni combien j’y serais encore restée ; mais je fus un spectacle bien touchant, il le faut croire, pour ma compagne et pour les deux religieuses qui survinrent. Quand je me relevai, je crus être seule ; je me trompais ; elles étaient toutes les trois placées derrière moi et fondant en larmes : elles n’avaient osé m’interrompre ; elles attendaient que je sortisse de moi-même de l’état de transport et d’effusion où elles me voyaient. Quand je me retournai de leur côté, mon visage avait sans doute un caractère bien imposant, si j’en juge par l’effet qu’il produisit sur elles et par ce qu’elles ajoutèrent, que je ressemblais alors à notre ancienne supérieure, lorsqu’elle nous consolait, et que ma vue leur avait causé le même tressaillement. Si j’avais eu quelque penchant à l’hypocrisie ou au fanatisme, et que j’eusse voulu jouer un rôle dans la maison, je ne doute point qu’il ne m’eût réussi. Mon âme s’allume facilement, s’exalte, se touche ; et cette bonne supérieure m’a dit cent fois en m’embrassant que personne n’aurait aimé Dieu comme moi ; que j’avais un cœur de chair et les autres un cœur de pierre. Il est sûr que j’éprouvais une facilité extrême à partager son extase ; et que, dans les prières qu’elle faisait à