Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/96

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matelas, sans couvertures, sans draps, sans aucun vaisseau, sans porte qui fermât, presque sans vitre entière à mes fenêtres. Je me levai ; et l’archidiacre s’arrêtant tout court et tournant des yeux d’indignation sur la supérieure, lui dit :

« Eh bien ! madame ? »

Elle répondit :

« Je l’ignorais.

— Vous l’ignoriez ? vous mentez ! Avez-vous passé un jour sans entrer ici, et n’en descendiez-vous pas quand vous êtes venue ?… Sœur Suzanne, parlez : madame n’est-elle pas entrée ici d’aujourd’hui ? »

Je ne répondis rien ; il n’insista pas ; mais les jeunes ecclésiastiques laissant tomber leurs bras, la tête baissée et les yeux comme fixés en terre, décelaient assez leur peine et leur surprise. Ils sortirent tous ; et j’entendis l’archidiacre qui disait à la supérieure dans le corridor :

« Vous êtes indigne de vos fonctions ; vous mériteriez d’être déposée. J’en porterai mes plaintes à monseigneur. Que tout ce désordre soit réparé avant que je sois sorti. »

Et continuant de marcher, et branlant sa tête, il ajoutait :

« Cela est horrible. Des chrétiennes ! des religieuses ! des créatures humaines ! cela est horrible. »

Depuis ce moment je n’entendis plus parler de rien ; mais j’eus du linge, d’autres vêtements, des rideaux, des draps, des couvertures, des vaisseaux, mon bréviaire, mes livres de piété, mon rosaire, mon crucifix, des vitres, en un mot, tout ce qui me rétablissait dans l’état commun des religieuses ; la liberté du parloir me fut aussi rendue, mais seulement pour mes affaires.

Elles allaient mal. M. Manouri publia un premier mémoire qui fit peu de sensation ; il y avait trop d’esprit, pas assez de pathétique, presque point de raisons. Il ne faut pas s’en prendre tout à fait à cet habile avocat. Je ne voulais point absolument qu’il attaquât la réputation de mes parents ; je voulais qu’il ménageât l’état religieux et surtout la maison où j’étais ; je ne voulais pas qu’il peignît de couleurs trop odieuses mes beaux-frères et mes sœurs. Je n’avais en ma faveur qu’une première protestation, solennelle à la vérité, mais faite dans un autre couvent, et nullement renouvelée depuis. Quand on donne des bornes si étroites à ses défenses, et qu’on a affaire à des