Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/119

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Et Nanon, de frotter d’eau-de-vie le nez de la chienne, et de lui en faire avaler ; et l’hôtesse de se lamenter, de se déchaîner contre les valets impertinents ; et Nanon, de dire : « Tenez, madame, elle ouvre les yeux ; la voilà qui vous regarde.

— La pauvre bête, comme cela parle ! qui n’en serait touché ?

— Madame, caressez-la donc un peu ; répondez-lui donc quelque chose.

— Viens, ma pauvre Nicole ; crie, mon enfant, crie si cela peut te soulager. Il y a un sort pour les bêtes comme pour les gens ; il envoie le bonheur à des fainéants hargneux, braillards et gourmands, le malheur à une autre qui sera la meilleure créature du monde.

— Madame a bien raison, il n’y a point de justice ici-bas.

— Taisez-vous, remmaillotez-la, portez-la sous mon oreiller, et songez qu’au moindre cri qu’elle fera, je m’en prends à vous. Viens, pauvre bête, que je t’embrasse encore une fois avant qu’on t’emporte. Approchez-la donc, sotte que vous êtes… Ces chiens, cela est si bon ; cela vaut mieux…

Jacques.

Que père, mère, frères, sœurs, enfants, valets, époux…

L’hôtesse.

Mais oui, ne pensez pas rire, cela est innocent, cela vous est fidèle, cela ne vous fait jamais de mal, au lieu que le reste…

Jacques.

Vivent les chiens ! il n’y a rien de plus parfait sous le ciel.

L’hôtesse.

S’il y a quelque chose de plus parfait, du moins ce n’est pas l’homme. Je voudrais bien que vous connussiez celui du meunier, c’est l’amoureux de ma Nicole ; il n’y en a pas un parmi vous, tous tant que vous êtes, qu’il ne fît rougir de honte. Il vient, dès la pointe du jour, de plus d’une lieue ; il se plante devant cette fenêtre ; ce sont des soupirs, et des soupirs à faire pitié. Quelque temps qu’il fasse, il reste ; la pluie lui tombe sur le corps ; son corps s’enfonce dans le sable ; à peine lui voit-on les oreilles et le bout du nez. En feriez-vous autant pour la femme que vous aimeriez le plus ?