Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/175

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ou sur des chaises, selon la version que vous aurez préférée ; son maître plus à son aise dans son lit. L’hôtesse monta, et leur annonça que la journée ne serait pas belle ; mais que, quand le temps leur permettrait de continuer leur route, ils risqueraient leur vie ou seraient arrêtés par le gonflement des eaux du ruisseau qu’ils auraient à traverser ; et que plusieurs hommes à cheval, qui n’avaient pas voulu l’en croire, avaient été forcés de rebrousser chemin. Le maître dit à Jacques : « Jacques, que ferons-nous ? » Jacques répondit : « Nous déjeunerons d’abord avec notre hôtesse : ce qui nous avisera. » L’hôtesse jura que c’était sagement pensé. On servit à déjeuner. L’hôtesse ne demandait pas mieux que d’être gaie ; le maître de Jacques s’y serait prêté ; mais Jacques commençait à souffrir ; il mangea de mauvaise grâce, il but peu, il se tut. Ce dernier symptôme était surtout fâcheux ; c’était la suite de la mauvaise nuit qu’il avait passée et du mauvais lit qu’il avait eu. Il se plaignait de douleurs dans les membres ; sa voix rauque annonçait un mal de gorge. Son maître lui conseilla de se coucher : il n’en voulut rien faire. L’hôtesse lui proposait une soupe à l’oignon. Il demanda qu’on fît du feu dans la chambre, car il ressentait du frisson ; qu’on lui préparât de la tisane et qu’on lui apportât une bouteille de vin blanc : ce qui fut exécuté sur-le-champ. Voilà l’hôtesse partie et Jacques en tête-à-tête avec son maître. Celui-ci allait à la fenêtre, disait : « Quel diable de temps ! » regardait à sa montre (car c’était la seule en qui il eût confiance) quelle heure il était, prenait sa prise de tabac, recommençait la même chose d’heure en heure s’écriant à chaque fois : « Quel diable de temps ! » se tournant vers Jacques et ajoutant : « La belle occasion pour reprendre et achever l’histoire de tes amours ! mais on parle mal d’amour et d’autre chose quand on souffre. Vois, tâte-toi, si tu peux continuer, continue ; sinon, bois ta tisane et dors. »

Jacques prétendit que le silence lui était malsain ; qu’il était un animal jaseur ; et que le principal avantage de sa condition, celui qui le touchait le plus, c’était la liberté de se dédommager des douze années de bâillon qu’il avait passées chez son grand-père, à qui Dieu fasse miséricorde.

Le maître.

Parle donc, puisque cela nous fait plaisir à tous deux. Tu