Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/20

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Jacques.

C’est que, tandis que je m’enivre de son mauvais vin, j’oublie de mener nos chevaux à l’abreuvoir. Mon père s’en aperçoit ; il se fâche. Je hoche de la tête ; il prend un bâton et m’en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy ; de dépit je m’enrôle. Nous arrivons ; la bataille se donne.

Le maître.

Et tu reçois la balle à ton adresse.

Jacques.

Vous l’avez deviné ; un coup de feu au genou ; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d’une gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n’aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux.

Le maître.

Tu as donc été amoureux[1] ?

Jacques.

Si je l’ai été !

Le maître.

Et cela par un coup de feu ?

Jacques.

Par un coup de feu.

Le maître.

Tu ne m’en as jamais dit un mot.

Jacques.

Je le crois bien.

Le maître.

Et pourquoi cela ?

Jacques.

C’est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.

Le maître.

Et le moment d’apprendre ces amours est-il venu ?

  1. « Et puis, dit le caporal, reprenant la parole — mais d’un ton plus gai, — sans ce coup de feu je n’aurais jamais été amoureux, sauf votre respect. — Tu as donc été amoureux, Trim ? dit mon oncle Toby en souriant. » (Sterne, Tristram Shandy, liv. VIII, chap cclxiii).