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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/317

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— Oui. Il a fallu assister à l’ouverture de son corps ; je n’ai jamais eu un plus grand plaisir de ma vie… »

Lorsque le docteur parlait ainsi, était-il un homme dur ? Je l’ignore. L’enthousiasme de métier, vous savez ce que c’est, mon ami. La satisfaction d’avoir deviné la cause secrète de la mort de Mlle du Thé fit oublier au docteur qu’il parlait de son amie. Le moment de l’enthousiasme passé, le docteur pleura-t-il son amie ? Si vous me le demandez, je vous avouerai que je n’en crois rien.

« Tirez, tirez, il n’est pas ensemble. » Celui qui tient ce propos d’un mauvais Christ qu’on approche de sa bouche n’est point un impie. Son mot est de son métier ; c’est celui d’un sculpteur agonisant.

Ce plaisant abbé de Canaye, dont je vous ai parlé, fit une petite satire bien amère et bien gaie des petits dialogues de son ami Rémond de Saint-Mard[1]. Celui-ci, qui ignorait que l’abbé fût l’auteur de la satire, se plaignait un jour de cette malice à une de leurs communes amies[2]. Tandis que Saint-Mard, qui avait la peau tendre, se lamentait outre mesure d’une piqûre d’épingle, l’abbé placé derrière lui et en face de la dame, s’avouait auteur de la satire, et se moquait de son ami en tirant la langue. Les uns disaient que le procédé de l’abbé était malhonnête ; d’autres n’y voyaient qu’une espièglerie. Cette question de morale fut portée au tribunal de l’érudit abbé Fénel[3], dont on ne put jamais obtenir d’autre décision, sinon, que c’était un usage chez les anciens Gaulois de tirer la langue… Que conclurez-vous de là ? Que l’abbé de Canaye était un méchant ? Je le crois. Que l’autre abbé était un sot ? Je le nie. C’était un homme qui avait consumé ses yeux et sa vie à des recherches d’érudition, et qui ne voyait rien dans ce monde de quelque importance en comparaison de la restitution d’un passage ou de la découverte d’un ancien usage. C’est le pendant du géomètre, qui, fatigué des éloges dont la capitale retentissait lorsque Racine donna son Iphigénie, voulut lire cette Iphigénie si vantée. Il prend la pièce ; il se retire dans un coin ; il lit une scène,

  1. Nouveaux dialogues des Dieux ou Réflexions sur les passions. Amsterdam, 1711.
  2. Mme Geoffrin.
  3. De l’Académie des Inscriptions, autour d’un Plan systématique de la religion et des dogmes des anciens Gaulois. Mort, comme Saint-Mard, en 1753.