Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/33

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Jacques.

Le premier était absent, lorsque le petit garçon était arrivé chez lui ; mais sa femme avait fait avertir le second, et le troisième avait accompagné le petit garçon. « Eh ! bonsoir, compères ; vous voilà ? » dit le premier aux deux autres… Ils avaient fait le plus de diligence possible, ils avaient chaud, ils étaient altérés. Ils s’asseyent autour de la table dont la nappe n’était pas encore ôtée. La femme descend à la cave, et en remonte avec une bouteille. Le mari grommelait entre ses dents : « Eh ! que diable faisait-elle à sa porte ? » On boit, on parle des maladies du canton ; on entame l’énumération de ses pratiques. Je me plains ; on me dit : « Dans un moment nous serons à vous. » Après cette bouteille, on en demande une seconde, à compte sur mon traitement ; puis une troisième, une quatrième, toujours à compte sur mon traitement ; et à chaque bouteille, le mari revenait à sa première exclamation : « Eh ! que diable faisait-elle à sa porte ? »


Quel parti un autre n’aurait-il pas tiré de ces trois chirurgiens, de leur conversation à la quatrième bouteille, de la multitude de leurs cures merveilleuses, de l’impatience de Jacques, de la mauvaise humeur de l’hôte, des propos de nos Esculapes de campagne autour du genou de Jacques, de leurs différents avis, l’un prétendant que Jacques était mort si l’on ne se hâtait de lui couper la jambe, l’autre qu’il fallait extraire la balle et la portion du vêtement qui l’avait suivie, et conserver la jambe à ce pauvre diable. Cependant on aurait vu Jacques assis sur son lit, regardant sa jambe en pitié, et lui faisant ses derniers adieux, comme on vit un de nos généraux entre Dufouart[1] et Louis[2]. Le troisième chirurgien aurait gobe-mouché jusqu’à ce que la querelle se fût élevée entre eux, et que des invectives on en fût venu aux gestes.

Je vous fais grâce de toutes ces choses, que vous trouverez

  1. Dufouart (Pierre), célèbre chirurgien, mort à Sceaux le 21 octobre 1813, à l’âge de soixante-dix-huit ans. On a de lui : Traité d’analyse des plaies d’armes à feu. (Br.)
  2. Louis (Antoine), chirurgien, secrétaire de l’Académie de Paris, né à Metz le 13 février 1723, mort à Paris en 1792. C’est lui qui fut chargé de la partie chirurgicale de l’Encyclopédie.