Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/63

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Jacques avait raison. Comme la chose qu’ils voyaient venait à eux et qu’ils allaient à elle, ces deux marches en sens contraire abrégèrent la distance ; et bientôt ils aperçurent un char drapé de noir, traîné par quatre chevaux noirs, couverts de housses noires qui leur enveloppaient la tête et qui descendaient jusqu’à leurs pieds ; derrière, deux domestiques en noir ; à la suite deux autres vêtus de noir, chacun sur un cheval noir, caparaçonné de noir ; sur le siège du char un cocher noir, le chapeau rabattu et entouré d’un long crêpe qui pendait le long de son épaule gauche ; ce cocher avait la tête penchée, laissait flotter ses guides et conduisait moins ses chevaux qu’ils ne le conduisaient. Voilà nos deux voyageurs arrivés au côté de cette voiture funèbre. À l’instant, Jacques pousse un cri, tombe de son cheval plutôt qu’il n’en descend, s’arrache les cheveux, se roule à terre en criant : « Mon capitaine ! mon pauvre capitaine ! c’est lui, je n’en saurais douter, voilà ses armes… » Il y avait, en effet, dans le char, un long cercueil sous un drap mortuaire, sur le drap mortuaire une épée avec un cordon, et à côté du cercueil un prêtre, son bréviaire à la main et psalmodiant. Le char allait toujours, Jacques le suivait en se lamentant, le maître suivait Jacques en jurant, et les domestiques certifiaient à Jacques que ce convoi était celui de son capitaine, décédé dans la ville voisine, d’où on le transportait à la sépulture de ses ancêtres. Depuis que ce militaire avait été privé, par la mort d’un autre militaire, son ami, capitaine au même régiment, de la satisfaction de se battre au moins une fois par semaine, il en était tombé dans une mélancolie qui l’avait éteint au bout de quelques mois. Jacques, après avoir payé à son capitaine le tribut d’éloges, de regrets et de larmes qu’il lui devait, fit excuse à son maître, remonta sur son cheval, et ils allaient en silence.

Mais, pour Dieu, l’auteur, me dites-vous, où allaient-ils ?… Mais, pour Dieu, lecteur, vous répondrai-je, est-ce qu’on sait où l’on va ? Et vous, où allez-vous ? Faut-il que je vous rappelle l’aventure d’Ésope ? Son maître Xantippe lui dit un soir d’été ou d’hiver, car les Grecs se baignaient dans toutes les saisons : « Ésope, va au bain ; s’il y a peu de monde nous nous baignerons… » Ésope part. Chemin faisant il rencontre la patrouille d’Athènes. « Où vas-tu ? — Où je vais ? répond Ésope, je n’en sais rien. — Tu n’en sais rien ? marche en prison. —