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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/82

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Je vous ai dit premièrement ; or, dire un premièrement, c’est annoncer au moins un secondement. Secondement donc… Écoutez-moi, ne m’écoutez pas, je parlerai tout seul… Le capitaine de Jacques et son camarade pouvaient être tourmentés d’une jalousie violente et secrète : c’est un sentiment que l’amitié n’éteint pas toujours. Rien de si difficile à pardonner que le mérite. N’appréhendaient-ils pas un passe-droit, qui les aurait également offensés tous deux ? Sans s’en douter, ils cherchaient d’avance à se délivrer d’un concurrent dangereux, ils se tâtaient pour l’occasion à venir. Mais comment avoir cette idée de celui qui cède si généreusement son commandement de place à son ami indigent ? Il le cède, il est vrai ; mais s’il en eût été privé, peut-être l’eût-il revendiqué à la pointe de l’épée. Un passe-droit entre les militaires, s’il n’honore pas celui qui en profite, déshonore son rival. Mais laissons tout cela, et disons que c’était leur coin de folie. Est-ce que chacun n’a pas le sien ? Celui de nos deux officiers fut pendant plusieurs siècles celui de toute l’Europe ; on l’appelait l’esprit de chevalerie. Toute cette multitude brillante, armée de pied en cap, décorée de diverses livrées d’amour, caracolant sur des palefrois, la lance au poing, la visière haute ou baissée, se regardant fièrement, se mesurant de l’œil, se menaçant, se renversant sur la poussière, jonchant l’espace d’un vaste tournoi des éclats d’armes brisées, n’étaient que des amis jaloux du mérite en vogue. Ces amis, au moment où ils tenaient leurs lances en arrêt, chacun à l’extrémité de la carrière, et qu’ils avaient pressé de l’aiguillon les flancs de leurs coursiers, devenaient les plus terribles ennemis ; ils fondaient les uns sur les autres avec la même fureur qu’ils auraient portée sur un champ de bataille. Eh bien ! nos deux officiers n’étaient que deux paladins, nés de nos jours, avec les mœurs des anciens. Chaque vertu et chaque vice se montrent et passent de mode. La force du corps eut son temps, l’adresse aux exercices eut le sien. La bravoure est tantôt plus, tantôt moins considérée ; plus elle est commune, moins on en est vain, moins on en fait l’éloge. Suivez les inclinations des hommes, et vous en remarquerez qui semblent être venus au monde trop tard : ils sont d’un autre siècle. Et qu’est-ce qui empêcherait de croire que nos deux militaires avaient été engagés dans ces combats journaliers et périlleux par le seul désir de trouver le côté faible de son rival et d’obtenir la