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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/95

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pas, je suis tombée, ma cruche s’est cassée, et voilà l’huile dont elle était pleine… » Dans ce moment survinrent les petits enfants de cette femme, ils étaient presque nus, et les mauvais vêtements de leur mère montraient toute la misère de la famille ; et la mère et les enfants se mirent à crier. Tel que vous me voyez, il en fallait dix fois moins pour me toucher ; mes entrailles s’émurent de compassion, les larmes me vinrent aux yeux. Je demandai à cette femme, d’une voix entrecoupée, pour combien il y avait d’huile dans sa cruche. « Pour combien ? me répondit-elle en levant les mains en haut. Pour neuf francs, pour plus que je ne saurais gagner en un mois… » À l’instant, déliant ma bourse et lui jetant deux gros écus, « tenez, ma bonne, lui dis-je, en voilà douze… » et, sans attendre ses remerciements, je repris le chemin du village.

Le maître.

Jacques, vous fîtes là une belle chose.

Jacques.

Je fis une sottise, ne vous déplaise. Je ne fus pas à cent pas du village que je me le dis ; je ne fus pas à moitié chemin, que je me le dis bien mieux ; arrivé chez mon chirurgien, le gousset vide, je le sentis bien autrement.

Le maître.

Tu pourrais bien avoir raison, et mon éloge être aussi déplacé que ta commisération… Non, non, Jacques, je persiste dans mon premier jugement, et c’est l’oubli de ton propre besoin qui fait le principal mérite de ton action. J’en vois les suites : tu vas être exposé à l’inhumanité de ton chirurgien et de sa femme, ils te chasseront de chez eux ; mais quand tu devrais mourir à leur porte sur un fumier, sur ce fumier tu serais satisfait de toi.

Jacques.

Mon maître, je ne suis pas de cette force-là. Je m’acheminais cahin-caha ; et, puisqu’il faut vous l’avouer, regrettant mes deux gros écus, qui n’en étaient pas moins donnés, et gâtant par mon regret l’œuvre que j’avais faite. J’étais à une égale distance des deux villages, et le jour était tout à fait tombé, lorsque trois bandits sortent d’entre les broussailles qui bordaient le chemin, se jettent sur moi, me renversent à terre, me