Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VII.djvu/241

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Saint-Albin.

Alors je m’adresserai à toutes les âmes sensibles. On me verra, on verra la compagne de mon infortune, je dirai mon nom, et je trouverai du secours.

Le Commandeur.

Tu connais bien les hommes !

Saint-Albin.

Vous les croyez méchants.

Le Commandeur.

Et j’ai tort ?

Saint-Albin.

Tort ou raison, il me restera deux appuis avec lesquels je peux défier l’univers, l’amour, qui fait entreprendre, et la fierté, qui fait supporter… On n’entend tant de plaintes dans le monde, que parce que le pauvre est sans courage… et que le riche est sans humanité…

Le Commandeur.

J’entends… Eh bien ! aie-la, ta Sophie ; foule aux pieds la volonté de ton père, les lois de la décence, les bienséances de ton état. Ruine-toi, avilis-toi, roule-toi dans la fange, je ne m’y oppose plus. Tu serviras d’exemple à tous les enfants qui ferment l’oreille à la voix de la raison, qui se précipitent dans des engagements honteux, qui affligent leurs parents, et qui déshonorent leur nom. Tu l’auras, ta Sophie, puisque tu l’as voulu ; mais tu n’auras pas de pain à lui donner, ni à ses enfants qui viendront en demander à ma porte.

Saint-Albin.

C’est ce que vous craignez.

Le Commandeur.

Ne suis-je pas bien à plaindre ?… Je me suis privé de tout pendant quarante ans ; j’aurais pu me marier, et je me suis refusé cette consolation. J’ai perdu de vue les miens, pour m’attacher à ceux-ci : m’en voilà bien récompensé !… Que dira-t-on dans le monde ?… Voilà qui sera fait : je n’oserai plus me montrer ; ou si je parais quelque part, et que l’on demande : « Qui est cette vieille croix, qui a l’air si chagrin, » on répondra tout bas : « C’est le Commandeur d’Auvilé… l’oncle de ce jeune fou qui a épousé… oui… » Ensuite on se parlera à l’oreille, en