Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VII.djvu/31

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portraits de famille, qui ne montrent de nous qu’un moment de notre visage ?

— C’est-à-dire que vous m’ordonnez de peindre votre âme, la mienne, celle de Constance, de Clairville et de Rosalie. Ah ! mon père, c’est une tâche au-dessus de mes forces, et vous le savez bien !

— Écoute ; je prétends y faire mon rôle une fois avant que de mourir ; et, pour cet effet, j’ai dit à André de serrer dans un coffre les habits que nous avons apportés de prison.

— Mon père…

— Mes enfants ne m’ont jamais opposé de refus ; ils ne voudront pas commencer si tard. »

En cet endroit, Dorval détournant son visage et cachant ses larmes, me dit du ton d’un homme qui contraignait sa douleur… « La pièce est faite… mais celui qui l’a commandée n’est plus… » Après un moment de silence, il ajouta… : « Elle était restée là, cette pièce, et je l’avais presque oubliée ; mais ils m’ont répété si souvent que c’était manquer à la volonté de mon père, qu’ils m’ont persuadé ; et dimanche prochain nous nous acquittons pour la première fois d’une chose qu’ils s’accordent tous à regarder comme un devoir.

— Ah ! Dorval, lui dis-je, si j’osais…

— Je vous entends, me répondit-il : mais croyez-vous que ce soit une proposition à faire à Constance, à Clairville et à Rosalie ? Le sujet de la pièce vous est connu, et vous n’aurez pas de peine à croire qu’il y a quelques scènes où la présence d’un étranger gênerait beaucoup. Cependant c’est moi qui fais ranger le salon. Je ne vous promets point. Je ne vous refuse pas. Je verrai. »

Nous nous séparâmes, Dorval et moi. C’était le lundi. Il ne me fit rien dire de toute la semaine. Mais le dimanche matin, il m’écrivit… « Aujourd’hui, à trois heures précises, à la porte du jardin… » Je m’y rendis. J’entrai dans le salon par la fenêtre ; et Dorval, qui avait écarté tout le monde, me plaça dans un coin, d’où, sans être vu, je vis et j’entendis ce qu’on va lire, excepté la dernière scène. Une autre fois, je dirai pourquoi je n’entendis pas la dernière scène.