Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VII.djvu/96

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avait été si vraie, qu’oubliant en plusieurs endroits que j’étais spectateur, et spectateur ignoré, j’avais été sur le point de sortir de ma place, et d’ajouter un personnage réel à la scène. Et puis, comment arranger avec mes idées ce qui venait de se passer ? Si cette pièce était une comédie comme une autre, pourquoi n’avaient-ils pu jouer la dernière scène ? Quelle était la cause de la douleur profonde dont ils avaient été pénétrés à la vue du vieillard qui faisait Lysimond ?

Quelques jours après, j’allai remercier Dorval de la soirée délicieuse et cruelle que je devais à sa complaisance…

« Vous avez donc été content de cela ?… »

J’aime à dire la vérité. Cet homme aimait à l’entendre ; et je lui répondis que le jeu des acteurs m’en avait tellement imposé, qu’il m’était impossible de prononcer sur le reste ; d’ailleurs, que, n’ayant point entendu la dernière scène, j’ignorais le dénoûment ; mais que s’il voulait me communiquer l’ouvrage, je lui en dirais mon sentiment…

« Votre sentiment ! et n’en sais-je pas à présent ce que j’en veux savoir ? Une pièce est moins faite pour être lue, que pour être représentée ; la représentation de celle-ci vous a plu, il ne m’en faut pas davantage. Cependant la voilà ; lisez-la, et nous en parlerons. »

Je pris l’ouvrage de Dorval ; je le lus à tête reposée, et nous en parlâmes le lendemain et les deux jours suivants.

Voici nos entretiens. Mais quelle différence entre ce que Dorval me disait, et ce que j’écris !… Ce sont peut-être les mêmes idées ; mais le génie de l’homme n’y est plus… C’est en vain que je cherche en moi l’impression que le spectacle de la nature et la présence de Dorval y faisaient. Je ne la retrouve point ; je ne vois plus Dorval ; je ne l’entends plus. Je suis seul, parmi la poussière des livres et dans l’ombre d’un cabinet… et j’écris des lignes faibles, tristes et froides.