Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VII.djvu/98

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88 DORVAL ET MOI. Dans la société, les affaires ne durent que par de petits incidents, qui donneraient de la vérité à un roman, mais qui ôteraient tout l'intérêt à un ouvrage dramatique : notre atten- tion s'y partage sur une infinité d'objets différents; mais au théâtre, où l'on ne représente que des instants particuliers de la vie réelle, il faut que nous soyons tout entiers à la même chose. J'aime mieux qu'une pièce soit simple que chargée d'inci- dents. Cependant je regarde plus à leur liaison qu'à leur mul- tiplicité. Je suis moins disposé à croire deux événements que le hasard a rendus successifs ou simultanés, qu'un grand nombre' qui, rapprochés de l'expérience journalière, la règle invariable des vraisemblances dramatiques, me paraîtraient s'attirer les uns les autres par des liaisons nécessaires. L'art d'intriguer consiste à lier les événements, de manière que le spectateur sensé y aperçoive toujours une raison qui le satisfasse. La raison doit être d'autant plus forte, que les événe- ments sont plus singuliers. Mais il n'en faut pas juger par rap- port à soi. Celui qui agit et celui qui regarde, sont deux êtres très-différents. Je serais fâché d'avoir pris quelque licence contraire à ces principes généraux de l'unité de temps et de l'unité d'action ; et je pense qu'on ne peut être trop sévère sur l'unité de lieu. Sans cette unité, la conduite d'une pièce est presque toujours embarrassée, louche. Ah! si nous avions des théâtres où la décoration changeât toutes les fois que le lieu de la scène doit changer!... MOI. Et quel si grand avantage y trouveriez-vous? DORVAL. Le spectateur suivrait sans peine tout le mouvement d'une pièce; la représentation en deviendrait plus variée, plus inté- ressante et plus claire. La décoration ne peut changer, que la scène ne reste vide; la scène ne peut rester vide qu'à la fin d'un acte. Ainsi, toutes les fois que deux incidents feraient changer la décoration, ils se passeraient dans deux actes diffé- rents- On ne verrait point une assemblée de sénateurs succéder à une assemblée de conjurés, à moins que la scène ne fût assez étendue pour qu'on y distinguât des espaces fort différents.