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LE SECOND

C’était peut-être là le vrai langage d’Agamemnon.

LE PREMIER

Pas plus que celui de Henri IV. C’est celui d’Homère, c’est celui de Racine, c’est celui de la poésie ; et ce langage pompeux ne peut être employé que par des êtres inconnus, et parlé par des bouches poétiques avec un ton poétique.

Réfléchissez un moment sur ce qu’on appelle au théâtre être vrai. Est-ce y montrer les choses comme elles sont en nature ? Aucunement. Le vrai en ce sens ne serait que le commun. Qu’est-ce donc que le vrai de la scène ? C’est la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal imaginé par le poète, et souvent exagéré par le comédien. Voilà le merveilleux. Ce modèle n’influe pas seulement sur le ton ; il modifie jusqu’à la démarche, jusqu’au maintien. De là vient que le comédien dans la rue ou sur la scène sont deux personnages si différents, qu’on a peine à les reconnaître. La première fois que je vis Mlle Clairon chez elle, je m’écriai tout naturellement : « Ah ! mademoiselle, je vous croyais de toute la tête plus grande[1]. »

Une femme malheureuse, et vraiment malheureuse, pleure et ne vous touche point : il y a pis, c’est qu’un trait léger qui la défigure vous fait rire ; c’est qu’un accent qui lui est propre dissone à votre oreille et vous blesse ; c’est qu’un mouvement qui lui est habituel vous montre sa douleur ignoble et maussade ; c’est que les passions outrées sont presque toutes sujettes à des grimaces que l’artiste sans goût copie servilement, mais que le grand artiste évite. Nous voulons qu’au plus fort des tourments l’homme garde le caractère d’homme, la dignité de son espèce. Quel est l’effet de cet effort héroïque ? De distraire de la douleur et de la tempérer. Nous voulons que cette femme tombe avec décence, avec mollesse, et que ce héros meure comme le gladiateur ancien, au milieu de l’arène, aux applaudissements, du cirque, avec grâce, avec noblesse, dans une attitude élégante et pittoresque. Qui est-ce qui remplira notre attente ? Sera-ce l’athlète que la douleur subjugue et que la sensibilité décom-

  1. Malgré sa petite taille, Mlle Clairon, sur la scène, « y était grande comme Le Kain y était beau, » dit un de ses biographes.