Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/419

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rien ne demandait de l’exagération. Sur les planches tout a changé : ici il fallait un autre personnage, puisque tout s’était agrandi. Sur un théâtre particulier, dans un salon où le spectateur est presque de niveau avec l’acteur, le vrai personnage dramatique vous aurait paru énorme, gigantesque, et au sortir de la représentation vous auriez dit à votre ami confidemment : « Elle ne réussira pas, elle est outrée ; » et son succès au théâtre vous aurait étonné. Encore une fois, que ce soit un bien ou un mal, le comédien ne dit rien, ne fait rien dans la société précisément comme sur la scène ; c’est un autre monde.

Mais un fait décisif qui m’a été raconté par un homme vrai, d’un tour d’esprit original et piquant, l’abbé Galiani, et qui m’a été ensuite confirmé par un autre homme vrai, d’un tour d’esprit aussi original et piquant, M. le marquis de Caraccioli, ambassadeur de Naples à Paris, c’est qu’à Naples, la patrie de l’un et de l’autre, il y a un poète dramatique dont le soin principal n’est pas de composer sa pièce.

LE SECOND

La vôtre, le Père de Famille, y a singulièrement réussi.

LE PREMIER

On en a donné quatre représentations[1] de suite devant le roi, contre l’étiquette de la cour qui prescrit autant de pièces différentes que de jours de spectacle, et le peuple en fut transporté. Mais le souci du poète napolitain est de trouver dans la société des personnages d’âge, de figure, de voix, de caractère propres à remplir ses rôles. On n’ose le refuser, parce qu’il s’agit de l’amusement du souverain. Il exerce ses acteurs pendant six mois, ensemble et séparément. Et quand imaginez-vous que la troupe commence à jouer, à s’entendre, à s’acheminer vers le point de perfection qu’il exige ? C’est lorsque les acteurs sont épuisés de la fatigue de ces répétitions multipliées, ce que nous appelons blasés. De cet instant les progrès sont surprenants, chacun s’identifie avec son personnage ; et c’est à la suite de ce pénible exercice que des représentations commencent et se continuent pendant six autres mois de suite, et que le souverain et ses sujets jouissent du plus grand plaisir qu’on puisse recevoir de l’illusion théâtrale. Et cette illusion, aussi forte, aussi par-

  1. En janvier 1773. Voir tome VII, p. 177.