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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/42

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LE PÈRE, se tournant vers la forêt et les montagnes. Dieu, si tu es, si tu m’entends, si tu es bon, si tu es juste, achève ton ouvrage, secours-nous et pardonne-moi.

LA MÈRE.

Tu reconnais un Dieu bon, un Dieu juste, et tu murmures ! Au milieu des infortunés de toute la contrée, te crois-tu le seul innocent, le seul digne de pitié ? Pourquoi faut-il que tu sois excepté d’un malheur général et commun ? Mon ami, revenons sur notre vie passée, et notre conscience justifiera le courroux du ciel. Ferme les yeux, j’y consens, sur la multitude de ceux qui pâtissent comme nous, et qui l’ont peut-être encore moins mérité que nous ; du moins, ouvre-les, arrête-les seulement sur cette malheureuse qui languit depuis longues années sous le chaume voisin du nôtre ; elle succombe sous le poids de l’âge, elle est consumée d’une maladie douloureuse, elle est encore plus indigente que nous ; elle n’a point offensé son père, elle ne s’est point éloignée des siens chargée de leur malédiction, son cœur est pur et toute sa vie fut innocente : s’est-elle jamais avisée de demander au ciel compte de sa rigueur ? Hier encore, hier, nous l’avons entendue chanter d’une voix mourante les louanges du Tout-Puissant qui l’affligeait. Comme nous admirions sa patience ! Comme son courage élevait nos âmes ! comme sa vertu les échauffait ! Comment avons-nous si promptement oublié sa sublime leçon ! Viens, mon ami, viens, mon tendre ami, retournons à l’école de notre voisine ; allons surprendre la consolation au travers des crevasses de sa cabane. Mais pourquoi sortir de la nôtre ? Tes enfants, tes faibles enfants sont plus forts que leur père, ils savent contraindre leurs larmes, de peur de l’affliger.

LE PÈRE.

Je le vois, et c’est ce qui achève de m’accabler.

LA MÈRE.

Ces corbeilles sont l’ouvrage de leurs mains, ce morceau de dentelle est l’ouvrage des miennes. Demain, cette nuit, le bon homme retournera, portera tout à la ville. S’il le faut, nous nous dépouillerons des lambeaux qui nous couvrent, nous dépouillerons nos enfants, nous les prendrons nus entre nos bras… Mais il y a là une voix secrète qui dit à mon cœur